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un tas sur le pont. Tant qu’il lui fut donné de voir, il put ainsi contempler et se congratuler, car le sentiment de sa fortune persista en lui jusqu’à la fin. Il vous eût fallu l’entendre dire : « Mon Ivoire ». Oh oui ! je l’ai entendu. Ma Fiancée, mon ivoire, ma station, mon fleuve, mon… — tout en fait était à lui. J’en retenais ma respiration, comme si je m’étais attendu à ce que la sauvagerie éclatât d’un rire prodigieux qui eût secoué sur leur axe les étoiles immobiles. Tout lui appartenait, — mais ce n’était là qu’un détail. L’important, c’était de démêler à qui il appartenait, lui ; combien de puissances ténébreuses étaient en droit de le réclamer. Ce genre de réflexions vous faisait froid dans le dos. Quant à deviner, c’était impossible et du reste malsain. Il avait occupé une place si élevée parmi les démons de ce pays, — et je l’entends au sens littéral. Vous ne pouvez pas comprendre… Et comment comprendriez-vous, vous qui sentez le pavé solide sous vos pieds, entourés que vous êtes de voisins obligeants prêts à vous applaudir ou à vous tomber dessus, vous qui cheminez délicatement entre le boucher et le policeman, dans la sainte terreur du scandale, des galères et de l’asile d’aliénés ; comment imagineriez-vous cette région des premiers âges où ses pas désentravés peuvent entraîner un homme, à la faveur de la solitude absolue, de la solitude, sans policeman !…, à force de silence, de ce silence