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Je ressentais un extrême désappointement, comme s’il m’était subitement apparu que je m’étais efforcé d’atteindre une chose dépourvue de toute réalité. Je n’aurais pas été plus écœuré si le voyage n’avait été entrepris que pour me permettre de causer avec M. Kurtz… Causer !… Je lançais l’un de mes souliers par-dessus bord et me rendis compte que c’était là tout justement ce que je m’étais promis : une conversation avec M. Kurtz. Je fis l’étrange découverte que je ne me l’étais jamais représenté agissant, mais discourant. Je ne me dis pas : « Je ne le verrai pas » ou : « Je ne lui serrerai jamais la main », mais : « Je ne l’entendrai jamais ! » L’homme s’offrait à moi comme une voix. Ce n’est pas que je l’associasse à aucune espèce d’action. Ne m’avait-on pas répété, sur tous les tons de l’envie et de l’admiration qu’il avait à lui seul recueilli, troqué, extorqué ou volé plus d’ivoire que tous les autres agents réunis. Là n’était pas la question, mais qu’il s’agissait d’un homme doué, et qu’entre tous ses dons, celui qui passait les autres et imposait en quelque sorte l’impression d’une présence réelle, c’était son talent de parole, sa parole ! — ce don troublant et inspirateur de l’expression, le plus méprisable et le plus noble des dons, courant de lumière frémissant ou flux illusoire jailli du cœur d’impénétrables ténèbres.

« La seconde chaussure s’envola à son tour vers le démon du fleuve. Je songeais : Bon sang ! C’est