Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ramures brisées et de feuilles qui volaient. La fusillade au-dessous de moi s’était arrêtée net, comme j’avais prévu qu’elle ferait aussitôt que les magasins seraient vides. À ce moment, je rejetai la tête en arrière pour éviter un trait sifflant qui traversa l’abri de pilote, passant par l’une des ouvertures. pour ressortir par l’autre. Par-dessus le barreur dément qui brandissait le fusil déchargé en hurlant vers la rive, j’aperçus de vagues formes humaines, qui couraient pliées en deux, bondissaient, glissaient, distinctes, incomplètes, fugitives. Puis quelque chose d’énorme apparut dans l’air, devant le volet ; le fusil fila par-dessus bord et l’homme, reculant vivement, jeta vers moi un regard de côté, extraordinaire, profond et familier, puis tomba à mes pieds. Du crâne, il heurta la roue deux fois et l’extrémité de ce qui avait l’air d’un long bâton s’abattit avec lui en culbutant une des chaises de camp. On eût dit qu’en arrachant cette chose des mains de quelqu’un sur la rive il avait perdu l’équilibre. La mince fumée s’était dissipée ; nous avions évité le tronc d’arbre et un regard jeté en avant me permit de constater qu’à une centaine de mètres plus loin, nous serions en mesure de nous écarter de la rive, mais l’impression de chaud et de mouillé que je sentais sur mes pieds me fit baisser la tête. L’homme avait roulé sur le dos et me regardait fixement : ses deux mains étaient crispées sur le bâton. C’était le bois d’une lance