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mer le volet du côté de la terre. Cet idiot de timonier, ses mains sur les rayons, levait les genoux, frappait du pied, rongeait son frein, quoi ! comme un cheval qu’on retient. Le diable l’emporte ! Et nous nous traînions à dix pieds de la rive. Il me fallut me pencher au dehors pour faire basculer le pesant volet et j’aperçus une face entre les feuilles, au niveau de la mienne, qui me dévisageait avec une fixe férocité, et soudain comme si un bandeau fût tombé de mes yeux, je distinguai dans la confuse pénombre des poitrines nues, des bras, des jambes, des yeux brillants : la brousse grouillait de formes humaines en mouvement, luisantes, couleur de bronze. Les branches bougeaient, se balançaient, bruissaient : les flèches s’en échappaient… — mais le volet enfin s’abattit. — « Droit devant toi !… » dis-je au pilote. Il tenait la tête raide, face en avant, mais ses prunelles roulaient et il continuait de lever et d’abaisser ses pieds doucement tandis que sa bouche écumait un peu. — « Tiens-toi tranquille !… » lui criai-je furieusement. Autant ordonner à un arbre de ne pas bouger dans le vent ! Je me précipitai hors de la cabine. En dessous de moi, il y avait un grand bruit de pas sur le pont de fer, des exclamations confuses. Une voix se fit entendre : « Pouvez-vous virer ? » En même temps, je découvris une ride en forme de V sur la surface de l’eau, devant nous. Quoi, encore un tronc d’arbre !