pondre. Je savais, et lui aussi, que c’était impossible. Pour peu que nous eussions lâché notre ancrage nous nous serions trouvés littéralement en l’air, dans l’espace. Nous n’aurions pu dire où nous allions — si nous remontions le courant, le descendions ou le traversions, tant que nous ne nous serions pas jetés sur une rive, et même alors comment savoir si c’était la droite ou la gauche ! Bien entendu je ne bougeai pas. Je ne tenais nullement à nous mettre en pièces… Pas moyen de trouver un endroit plus mal choisi pour un naufrage… Noyés sur-le-champ ou non, nous étions bien assurés d’y rester d’une manière ou d’une autre et sans délai !… — « Je vous autorise à tout risquer !… » me dit-il après un court silence. — « Je me refuse à prendre aucun risque », répondis-je sèchement, ce qui était exactement la réponse qu’il attendait, bien que mon ton eût de quoi le surprendre. — « Soit, je dois m’en remettre à votre jugement. C’est vous le capitaine… », fit-il d’un ton de politesse marquée. Je lui tournai le dos pour tout compliment et scrutai le brouillard. Combien de temps allait-il durer ? Mais d’écarquiller les yeux ne nous avançait guère. Les approches de ce Kurtz, qui ramassait son ivoire dans la brousse la plus détestable, étaient décidément entourées d’autant de dangers que s’il se fût agi d’une princesse enchantée endormie dans un château fabuleux… « Pensez-vous qu’ils
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