la tête. Et pourtant, il faut avouer qu’à ce moment, je m’aperçus — à la faveur de ce jour nouveau — de l’aspect malsain des pèlerins, et j’espérai, oui, positivement, j’espérai que ma personne n’avait pas un air aussi — comment dirai-je, — aussi peu appétissant, — touche de vanité fantastique qui s’accordait à merveille avec la sensation de rêve qui pénétrait mon existence à cette époque. Peut-être avais-je aussi un peu de fièvre. On ne peut passer tout son temps à se tâter le pouls. J’avais souvent des pointes de fièvre, des atteintes de diverses choses, coups de griffe enjoués de la sauvagerie — la bagatelle précédant l’accès plus sérieux qui suivit en temps voulu. — Oui, ma foi, je les considérai, — comme on regarderait n’importe quel être humain — avec la curiosité de leurs impulsions, de leurs mobiles, des ressources ou des faiblesses qu’ils pourraient accuser à l’épreuve d’une inexorable nécessité physique. Retenue !… Quelle retenue imaginer !… Superstition, dégoût, patience, peur — ou quelque façon d’honneur primitif ?… Aucune peur ne tient devant la faim ; aucune patience qui l’apaise et pour la faim le dégoût n’existe pas ; quant aux superstitions, croyances, et ce que vous pouvez appeler principes, ils pèsent moins qu’un flocon dans la brise… Soupçonnez-vous tout ce qu’il y a d’infernal dans l’inanition qui se prolonge, sa torture exaspérée, ses sinistres pensées, la sombre férocité qui couve en
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