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coulants pour attraper le poisson, je ne vois pas trop quel bénéfice ils pouvaient bien tirer de cet extravagant salaire. Je dois reconnaître qu’il était réglé avec une régularité digne d’une importante et honorable entreprise commerciale. Pour le reste, la seule espèce de nourriture que je leur eusse vue entre les mains — et elle ne paraissait guère comestible ! — consistait en quelques morceaux d’une matière pareille à de la pâte mal cuite, d’une couleur malpropre tirant sur la lavande, qu’ils conservaient dans un enveloppement de feuilles et dont ils avalaient une bouchée de temps en temps, mais si mince qu’ils semblaient y toucher moins avec l’intention réelle de se sustenter que pour se donner l’illusion de manger. De par tous les démons rongeurs de la faim, pourquoi ne nous tombèrent-ils pas dessus — ils étaient trente contre cinq ! — et ne se donnèrent-ils pas pour une fois leur content, j’en suis encore ahuri quand j’y songe. C’était de grands hommes robustes, incapables de mesurer les conséquences de leurs actes, doués de courage et même de force, bien que leur peau eût cessé d’être luisante et leurs muscles d’être durs. Force m’était de constater qu’une obscure influence, l’un de ces mystères humains qui jettent un défi au plausible, avait dû entrer en jeu. Je les considérai avec un vif regain d’intérêt. L’idée qu’avant peu je pouvais fort bien être mangé par eux ne m’entra pas dans