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huit ou neuf heures, pourtant, il se leva comme se lève un volet. Nous eûmes une échappée sur les arbres innombrables qui nous dominaient, sur l’immense brousse enchevêtrée avec la petite boule incandescente du soleil suspendue au-dessus — le tout parfaitement immobile, — et ensuite le volet redescendit sans bruit, comme s’il eût glissé dans des rainures bien graissées. Je donnai l’ordre de laisser aller la chaîne que nous avions commencé de hâler. Avant que son raclement ne se fût arrêté, un cri, un très grand cri, comme d’une désolation infinie, s’éleva lentement dans l’air opaque. Il s’arrêta. Une clameur plaintive, modulée sur de sauvages dissonances, remplit nos oreilles. Elle était à ce point inattendue que mes cheveux se hérissèrent sous ma casquette. Je ne sais l’effet qu’elle fit sur les autres ; pour moi il me parut que le brouillard lui-même venait de gémir, tant cette voix lamentable et tumultueuse avait subitement jailli de tous les côtés à la fois. Elle se termina sur les éclats précipités d’un hurlement aigu, dont l’intensité était presque intolérable et qui cessa tout à coup, nous laissant figés en diverses attitudes assez ridicules et continuant d’écouter le silence presque aussi effrayant et excessif. — « Grand Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire ?… » balbutia derrière moi l’un des pèlerins, un petit homme gras, aux cheveux filasse et favoris rouges, qui portait des chaussures à élastiques