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tard, néanmoins, me contraria au delà de toute expression et de façon fort absurde aussi, étant donné qu’une nuit de plus ou de moins n’avait guère d’importance après tant de mois. Comme nous avions du bois en abondance, et que la consigne était d’être prudents, je gagnai le milieu du fleuve. Il était à cet endroit droit et resserré entre des berges hautes comme les talus d’un chemin de fer. L’ombre s’y glissa bien avant que le soleil ne fût couché. Le courant fuyait égal et rapide, mais une immobilité muette pesait sur les rives. Les arbres vivants, attachés les uns aux autres par les lianes grimpantes, les vivantes broussailles qui croissaient en dessous, on aurait pu croire que tout était changé en pierre, jusqu’au plus mince rameau, à la feuille la plus légère. Ce n’était pas du sommeil : c’était surnaturel et comme un état de transe. Pas le moindre bruit ne se faisait entendre. On regardait avec étonnement, avec le sentiment d’être devenu sourd et puis la nuit tombait et vous rendait aveugle par surcroît. Vers trois heures du matin, un gros poisson sauta hors de l’eau et le bruit me fit sursauter comme si l’on venait de tirer un coup de fusil. Quand le soleil se leva, il régnait un épais brouillard blanc, très chaud, consistant et plus impénétrable que la nuit elle-même. Il ne dérivait ni ne bougeait : il demeurait simplement autour de nous comme quelque chose de solide. Vers