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garder les yeux si longtemps fixés sur un même point. Le Directeur faisait preuve d’une magnifique résignation. Pour moi, je m’énervais et m’agitais tout en discutant en mon for intérieur s’il convenait ou non de parler ouvertement à Kurtz. Mais avant d’en être arrivé à une conclusion, l’idée me vint que parler, me taire ou faire quoi que ce fût, tout était également vain. Qu’importait que quelqu’un sût ou ignorât ! Qu’importait que ce fût celui-ci ou celui-là qui fût Directeur ! On a parfois de ces illuminations… Les ressorts de cette affaire étaient profondément cachés sous la surface, à l’abri de mon atteinte et de ma possible intervention.

« Vers le soir du second jour, j’estimai que nous nous trouvions à environ treize kilomètres de la station de Kurtz. J’avais grand’envie de continuer, mais le Directeur prit une mine grave et me déclara que la navigation dans ces parages était si dangereuse qu’il paraissait prudent, le soleil étant déjà très bas, de demeurer où nous étions jusqu’au lendemain matin. De plus, il me fit observer que s’il y avait à tenir compte de l’avis qui nous avait été donné d’approcher avec précaution, nous avions à approcher en plein jour, non à la brume ou pendant la nuit. Tout cela était fort raisonnable. Treize kilomètres ne faisaient guère que trois heures de route pour nous ; d’autre part, je distinguais des rides suspectes sur le fleuve devant nous. Ce re-