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avait disparu et que le Directeur, assisté de tous les pèlerins, m’appelait à grands cris du bord du fleuve. Je glissai le livre dans ma poche. Je vous assure qu’en interrompant ma lecture, ce fut comme si je m’arrachais à l’asile d’une vieille et solide amitié.

« Je remis ma boiteuse machine en marche. « Ce doit être ce misérable traitant, cet intrus !… », s’écria le Directeur, en se retournant d’un air malveillant vers l’endroit que nous venions de quitter. — « Ce doit être un Anglais… », fis-je. — « Cela ne l’empêchera pas d’avoir des ennuis, s’il n’est pas prudent… », grommela le Directeur d’un air sombre ; à quoi je répliquai du ton le plus innocent que nul n’était exempt d’ennuis en ce monde.

« Le courant était devenu plus rapide et le vapeur semblait à bout de souffle ; la roue d’arrière tournait languissamment et de temps en temps, je me prenais à écouter sur la pointe des pieds les battements des palettes, car, en toute sincérité, je m’attendais à ce que d’un moment à l’autre, la misérable patraque s’arrêtât. C’était proprement épier les dernières palpitations d’une vie qui s’éteint. Pourtant, nous continuions de nous traîner. Parfois, je marquais du regard un arbre devant moi, pour mesurer grâce à lui de quelle distance nous nous rapprochions de Kurtz, mais je le perdais de vue invariablement avant de l’avoir atteint, C’en était trop pour la patience humaine que de