Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le premier commandement de mon capitaine. Vous avouerez qu’il était temps. Il avait bel et bien soixante ans : c’était un petit homme au dos large, un peu courbé, avec des épaules rondes et une jambe plus arquée que l’autre, il avait cet aspect quelque peu tordu qu’on voit fréquemment aux hommes qui travaillent aux champs. Sa figure en casse-noisettes, — menton et nez essayant de se rejoindre devant une bouche rentrée, — s’encadrait de flocons de poils gris de fer qui vous avaient vraiment l’air d’une mentonnière d’ouate saupoudrée de charbon. Et l’on voyait dans ce vieux visage deux yeux bleus étrangement semblables à ceux d’un jeune garçon, avec cette expression candide que certains hommes très ordinaires conservent jusqu’à la fin de leurs jours, à la faveur intime et rare d’un cœur simple et d’une âme droite. Ce qui put l’engager à me prendre comme lieutenant reste pour moi un mystère. J’avais débarqué d’un de ces fameux clippers qui faisaient les voyages d’Australie et à bord duquel j’étais troisième officier, et il semblait avoir des préventions contre cette classe de voiliers, comme trop aristocratiques et distingués.

— « Vous savez, me dit-il, sur ce navire vous aurez du travail.

« Je lui répondis que j’en avais eu sur tous les navires à bord desquels j’avais été.

— « Oui, mais celui-ci est différent, et vous