dites-vous ? Au diable les nobles sentiments ! J’avais bien le temps d’y songer ! J’avais bien assez à faire, avec de la céruse et des bandes coupées dans des couvertures de laine, à envelopper les tubes de vapeur qui fuyaient. J’avais à veiller à la barre, à éviter les troncs d’arbres noyés et, vaille que vaille, à faire avancer mon raffiau de bateau. Ces choses-là contenaient une vérité de surface qui eût suffi à préserver plus sage que moi. Et entre-temps, j’avais à surveiller le sauvage qui me servait de chauffeur. C’était un spécimen amélioré. Il était capable de chauffer une chaudière verticale. Je l’apercevais d’en haut et, ma parole ! le regarder était aussi édifiant que de voir un chien en culottes et chapeau à plumes qui danse sur ses pattes de derrière. Quelques mois d’apprentissage avaient suffi à ce gaillard réellement remarquable. Il louchait vers le manomètre ou le niveau d’eau avec un évident effort d’intrépidité et il n’en avait pas moins les dents limées, le pauvre diable ! — et de bizarres dessins au rasoir sur la laine de son crâne, et trois encoches décoratives sur chaque joue. Tandis qu’il aurait dû être sur la rive à battre des pieds et des mains, il lui fallait demeurer là, à peiner dur, asservi à une incompréhensible sorcellerie et pénétré d’un savoir croissant. Il était utile parce qu’il avait été dégrossi, et ce qu’il savait, c’est que, si l’eau venait à disparaître dans cette chose transparente, le mauvais génie
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