passage, comme si la forêt eût enjambé tranquillement le fleuve pour nous barrer la voie du retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres. Il y régnait un grand calme. Quelquefois, la nuit, un roulement de tam-tams, derrière le rideau des arbres, parvenait jusqu’au fleuve et y persistait faiblement, comme s’il eût rôdé dans l’air, au-dessus de nos têtes, jusqu’à la pointe du jour. Impossible de dire s’il signifiait la guerre, la paix ou la prière. L’aube toujours s’annonçait par la tombée d’une froide torpeur : les coupeurs de bois dormaient, leurs feux brûlaient bas et le craquement d’une branche vous faisait sursauter. Nous errions sur un sol préhistorique, sur un sol qui avait l’aspect d’une planète inconnue. Nous eussions pu nous croire les premiers des hommes prenant possession de l’héritage maudit qu’il leur faut s’assurer au prix d’une angoisse profonde et d’un labeur extrême. Mais, subitement, tandis que nous doublions péniblement un tournant du fleuve, une échappée s’ouvrait sur des murailles de roseaux, des toits de chaume coniques, et c’était une explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une multitude de mains qui battaient, de pieds qui frappaient le sol, de corps qui se balançaient, d’yeux qui roulaient, sous la retombée du feuillage pesant et immobile. Le vapeur côtoyait lentement une noire et incompréhensible frénésie. L’homme pré-
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