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rins avec leurs bâtons, tous au complet !… Parfois nous rencontrions une station, au bord du fleuve, accrochée à la lisière de l’inconnu, et les blancs qui se précipitaient vers nous du fond d’un hangar croulant avaient un air étrange, l’apparence de gens qu’une sorte de charme eût retenu captifs. Le mot ivoire passait dans l’air pendant un moment, et puis nous repartions dans le silence, par les étendues vides, au long des coudes paisibles, entre les hautes murailles de notre route sinueuse dont les échos multipliaient le battement sourd de notre roue unique. Des arbres, des millions d’arbres, massifs, immenses, élancés d’un jet : et à leurs pieds, serrant la rive à contre-courant, rampait le petit vapeur barbouillé de suie, comme un misérable scarabée se traînant sur le sol d’un ample portique. On se sentait bien petit, bien perdu, et pourtant il n’y avait là rien de déprimant, car, somme toute, pour être petit, le misérable scarabée barbouillé n’en avançait pas moins, et c’était précisément ce qu’on attendait de lui. Où diable les pèlerins s’imaginaient-ils qu’il se traînait ainsi, je n’en sais rien. Vers un endroit où ils comptaient trouver quelque chose, je pense !… Pour moi, il se traînait vers Kurtz, tout bonnement, mais quand les tubes de vapeur se mettaient à fuir, nous ne nous traînions plus que bien lentement… Les longues avenues d’eau s’ouvraient devant nous et se refermaient sur notre