joué. Vous vous en acquittez à merveille. Et moi aussi je ne m’en tirai pas trop mal, puisque je réussis à ne pas couler ce bateau à mon premier voyage. J’en demeure encore stupéfait. Imaginez quelqu’un ayant à conduire, les yeux bandés, une charrette sur une mauvaise route ! J’ai pas mal sué et frissonné à ce jeu, je vous prie de le croire… Après tout, pour un marin, écorcher le fond de cette chose qui est censée flotter constamment sous sa garde est un crime impardonnable. Personne, peut-être, ne s’en est aperçu, mais vous n’oubliez pas le choc… Un coup en plein cœur… Vous vous en souvenez, vous en rêvez, vous vous réveillez la nuit pour y penser, — des années plus tard !… — et vous en avez encore froid et chaud !… Je n’irai pas jusqu’à prétendre que ce vapeur ne cessa jamais de flotter. Plus d’une fois il lui arriva de passer à gué, tandis que vingt cannibales à l’entour barbotaient et poussaient. Nous en avions, chemin faisant, enrôlé quelques-uns en guise d’équipage. Des êtres superbes — anthropophages à leurs heures… C’était des hommes avec qui l’on pouvait travailler et je leur reste reconnaissant. Après tout ils ne s’entre-dévorèrent pas sous mes yeux. Ils avaient apporté avec eux de la viande d’hippopotame qui se mit à pourrir et nous faisait puer au nez le mystère même de la sauvagerie… Brr ! j’en sens encore l’odeur… J’avais le directeur à bord et trois ou quatre pèle-
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