position. « Et comment cet ivoire est-il arrivé ? » continua le plus âgé qui semblait fort contrarié. L’autre expliqua qu’il avait été apporté par une flottille de canots, sous la conduite d’un métis anglais que Kurtz avait comme employé ; Kurtz apparemment avait projeté de rentrer, son poste étant à ce moment vide de provisions et de marchandises, mais, après avoir fait près de trois cents milles, il s’était brusquement décidé à rebrousser chemin, ce qu’il avait fait seul, dans une pirogue, avec quatre pagayeurs, laissant le mulâtre descendre le fleuve avec l’ivoire. Mes deux gaillards semblaient ahuris à l’idée que quelqu’un eût risqué une telle chose. Ils n’arrivaient pas à en démêler les mobiles. Pour moi, il me parut que je démêlais Kurtz pour la première fois. Ce fut une illumination précise : la pirogue, les quatre sauvages pagayant et l’homme blanc solitaire, tournant le dos subitement à son quartier-général, à tout secours, à toute idée de retour, qui sait ! — pour regagner les profondeurs de la sauvagerie, sa station dépourvue et désolée. Je ne saisissais pas ses raisons. Peut-être, après tout, n’était-ce qu’un brave garçon qui s’acharnait à sa tâche, par amour pour elle. Son nom — notez — n’avait pas été prononcé une seule fois. Il était « cet homme ». Quant au mulâtre qui, à ce qu’il me paraissait, avait mené cette difficile expédition avec une prudence et une hardiesse remarquables, on en parlait comme de
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