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N’est-ce pas effrayant !… » Ils admirent l’un et l’autre que c’était effectivement effrayant et ajoutèrent diverses réflexions bizarres : « Fait la pluie et le beau temps… un seul homme… le Conseil… par le bout du nez », toute une kyrielle d’absurdes bouts de phrases qui finirent par avoir raison de ma somnolence si bien que j’avais à peu près repris mes esprits au moment où l’oncle déclara : « Le climat peut résoudre cette difficulté en votre faveur. Il est seul là-bas ? » — « Oui, répondit le Directeur. Il a envoyé son adjoint avec un billet à mon adresse, ainsi conçu ou à peu près : Débarrassez ce pays de ce pauvre diable et ne prenez pas la peine de m’en envoyer d’autres du même acabit. J’aime mieux être seul que travailler avec l’espèce de gens que vous mettez à ma disposition ». « Il y a un peu plus d’un an de cela… Imagine-t-on pareille impudence ! » « Et depuis lors ? » interrogea la voix rauque. « Depuis lors ! » éclata le neveu, « depuis lors : de l’ivoire. Des monceaux d’ivoire — et de première qualité — des monceaux !… On ne peut plus vexant, venant de lui… » — « Et avec ça ?… » reprit le sourd grognement. La réponse partit comme un coup de feu : « Des bordereaux de tantièmes !… » Puis le silence. C’était de Kurtz qu’ils venaient de parler.

« J’étais désormais tout à fait éveillé ; mais, confortablement étendu, je continuai de me tenir coi, et n’éprouvai aucune envie de changer de