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reflua vers nous. La haute muraille de verdure, une masse exubérante et enchevêtrée de troncs, de branches, de feuillages, de rameaux, de guirlandes, immobile dans le clair de lune, était pareille à une impétueuse avalanche de vie muette, une vague végétale, dressée, toute prête à déferler sur la crique et à balayer de leur petite existence les pauvres petits hommes que nous étions. Mais elle ne bougeait pas. Un éclat sourd, fait de reniflements et d’éclaboussements, nous parvint de loin, comme si un ichtyosaure eût été en train de prendre un bain de clarté dans le fleuve. « Après tout, dit le chaudronnier, d’un ton posé, pourquoi n’aurions-nous pas de rivets ? » Au fait, pourquoi pas ? Je ne voyais aucune raison qui pût nous empêcher d’en avoir. « Ils arriveront dans trois semaines », ajoutai-je avec confiance.

« Mais ils n’arrivèrent pas. Au lieu des rivets, il nous vint une invasion, une calamité, une visitation. Elle s’amena par sections, durant les trois semaines qui suivirent, chacune précédée par un âne qui portait un homme blanc, en complet neuf et souliers tannés, saluant de cette élévation à droite et à gauche, les pèlerins impressionnés. Une troupe querelleuse de nègres maussades, aux pieds endoloris, suivait sur les talons de l’âne. Force tentes, chaises de campement, cantines de zinc, caisses blanches, ballots bruns, furent jetés pêle-mêle dans un coin de la cour et l’atmosphère