derrière moi. Voilà ce que je fis. Et il n’y avait rien derrière moi, sinon ce pauvre vieux vapeur estropié contre lequel je m’appuyais, tandis qu’il se répandait en paroles sur « la nécessité pour tout homme d’avancer. » — « Et quand on vient ici, voyez-vous — ce n’est pas pour bayer à la lune. M. Kurtz était un « génie universel » ; entendu, mais même un génie peut mieux travailler avec des « outils adéquats — des hommes intelligents ». Sans doute, il ne fabriquait pas de briques, mais une impossibilité matérielle s’y opposait, comme je le savais bien, et s’il faisait office de secrétaire pour le directeur, c’était bien parce que « aucun homme sensé ne rejette sans motifs la confiance que lui témoignent ses supérieurs. » M’en rendais-je compte ?… Oui, je m’en rendais compte. — Que voulais-je de plus alors ? Bon sang, ce que je voulais, c’était des rivets. Des rivets. Pour avancer mon travail et boucher ce trou. Il y en avait des caisses là-bas, à la côte, empilées, éclatées, fendues ! À chaque pas, dans la cour de cette station sur la colline, vous butiez contre un rivet égaré. Des rivets avaient même roulé dans le bosquet de la mort. Pour se bourrer les poches de rivets, il n’y avait qu’à prendre la peine de se baisser, et ici, où ils étaient nécessaires, il n’y en avait pas un seul ! Nous avions les tôles qu’il fallait, mais rien pour les assembler. Et chaque semaine, le courrier, un solitaire moricaud, son sac de lettres sur l’épaule,
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