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mélange d’absurdité, de surprise, d’ahurissement dans l’angoisse qui se révolte, cette sensation d’être en proie à l’incroyable, qui est l’essence même du rêve. »

Il garda un moment le silence.

« Non, c’est impossible. Il est impossible de rendre la sensation de vie d’une époque donnée de l’existence, ce qui en fait la réalité, la signification, l’essence subtile et pénétrante. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons, seuls… »

Il s’arrêta à nouveau comme s’il réfléchissait, puis ajouta : « Naturellement, vous autres, dans cette histoire, vous y voyez plus de choses que je ne faisais alors… Vous me voyez moi-même, que vous connaissez… »

L’obscurité était devenue si profonde que nous pouvions à peine nous distinguer les uns des autres. Depuis longtemps, déjà, assis à l’écart, il n’était plus pour nous qu’une voix. Personne ne soufflait mot. Les autres s’étaient peut-être assoupis, mais je veillais, et écoutais, épiant la phrase, le mot qui m’expliquerait l’indéfinissable malaise dégagé par ce récit qui semblait se façonner de soi-même, sans lèvres humaines pour lui donner forme, dans l’air épais de la nuit et du fleuve.

— « Oui, je le laissai aller, continuait Marlow, et penser ce qu’il voulut des Puissances qui étaient