de « marcher à quatre pattes ». Mais si vous faisiez mine de sourire, il vous proposait tout de suite, bien que ce fût un homme de soixante ans, de mettre bas la veste. Je n’aurais pas été jusqu’à me battre pour M. Kurtz, je faillis bien cependant aller en son honneur jusqu’au mensonge. Vous savez si je hais, si j’exècre, si je ne puis supporter le mensonge ; non que je sois plus droit qu’aucun autre, mais le mensonge m’épouvante. Il y a en lui un goût funèbre, un relent de mort qui me rappelle ce dont j’ai le plus horreur au monde, ce que par-dessus tout je tiens à oublier. Le mensonge me rend malade et me donne la nausée comme ferait de mordre dans quelque chose de pourri. Question de tempérament, je suppose ! Et pourtant je frisai bel et bien le mensonge en laissant ce jeune sot s’imaginer ce qui lui plut au sujet de mon influence en Europe : Oui, un instant, je ne fus plus qu’imposture moi-même, à l’égal des pèlerins ensorcelés, simplement parce que j’avais le vague sentiment de venir ainsi en aide à ce Kurtz qu’en ce moment je ne me figurais pas, comprenez-vous !… Il n’était qu’un nom pour moi. Je ne voyais pas plus l’homme derrière ce nom que vous ne le faites vous-mêmes. Car le voyez-vous ? Voyez-vous l’histoire ?… Voyez-vous quoi que ce soit ?… Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve et de n’y pas réussir, parce qu’aucun récit de rêve ne peut rendre la sensation du rêve, ce
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