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cette même Station, il y avait un peu plus d’un an, en attendant les moyens de regagner son poste. « Je vous en prie, fis-je, dites-moi qui est ce M. Kurtz !… » « Le chef de la Station de l’intérieur », répondit-il d’un ton bref et en détournant les yeux. « Bien obligé ! » dis-je en riant. « Et vous vous êtes le briquetier de la Station Centrale. Chacun sait cela… » Il demeura un instant silencieux. « C’est un prodige, dit-il enfin. Il est l’émissaire de la pitié, de la science, du progrès, du diable sait quoi encore… » Et brusquement, il se mit à déclamer : « Pour mener à bien l’œuvre qui nous a été dévolue, pour ainsi dire, par l’Europe, il nous faut élever notre intelligence, étendre nos sympathies, subordonner tout à notre objet… » « Qui dit ça ?… » demandai-je. « Des tas de gens, répliqua-t-il. Il y en a même qui l’écrivent ; et voilà pourquoi il est venu ici, un être exceptionnel, comme vous devriez le savoir… » Je l’arrêtai, sincèrement étonné : « Pourquoi devrais-je savoir ?… » Il ne prit pas garde à mon interruption. « Oui. Aujourd’hui, il est à la tête de la meilleure station ; l’an prochain, il sera directeur-adjoint : deux ans de plus et… — mais j’imagine que vous savez ce qu’il sera dans deux ans. Ne faites-vous pas partie de la nouvelle clique… la clique de la Vertu !… Les gens qui l’ont spécialement envoyé ici sont ceux mêmes qui vous ont recommandé… Oh ! ne niez pas ; j’ai des yeux pour voir !… » La lumière se fit