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rable du Poste. Il n’avait ni instruction, ni intelligence. Sa situation lui était venue, on se demande pourquoi ?… Peut-être parce qu’il n’était jamais malade. Il avait passé trois termes de trois ans là-bas. Parce qu’une santé triomphante parmi la débâcle de toutes les constitutions est une espèce de force en soi. Quand il rentrait en congé, il faisait la fête en grand — pompeusement. Le matelot qui tire sa bordée — à l’apparence près ! On le devinait à ce qu’il laissait tomber dans la conversation. Il n’avait rien créé ; il entretenait la routine, et c’était tout. Il était grand cependant. Il était grand à cause d’une bien petite chose, à savoir qu’il était impossible de savoir ce qui pouvait en imposer à cet homme. Jamais il ne livra son secret. Peut-être après tout, n’y avait-il rien en lui… Mais un tel soupçon donnait à penser ; car là-bas il n’y a rien d’extérieur qui puisse vous contraindre. Un jour que diverses affections tropicales avaient couché bas presque tous les agents de la Station, on l’entendit dire : « Les gens qui viennent ici ne devraient pas avoir d’entrailles… » Et il scella cette exclamation de son singulier sourire, comme s’il eut, un instant, entr’ouvert la porte sur les ténèbres dont il avait la garde. On pensait avoir distingué quelque chose, mais le sceau déjà était posé. Agacé par les constantes discussions auxquelles donnaient lieu, entre les blancs, les questions de préséance à l’heure des repas, il avait