nerie, quoi ! Aussi bien, un soir, je leur tins un discours en anglais, avec gestes dont pas un ne fut perdu pour les soixante paires d’yeux qui me regardaient, et le matin qui suivit, le hamac prit les devants à souhait. Une heure plus tard, je découvrais tout le chargement chaviré dans la brousse. La lourde perche avait écorché son pauvre nez et il tenait à toute force à me faire tuer quelqu’un ; mais il n’y avait pas l’ombre d’un porteur à proximité. Je me souvins du vieux médecin : « Il serait intéressant pour la science de suivre sur place les modifications mentales de l’individu… » Je constatai que je commençais à devenir scientifiquement intéressant. Du reste tout cela est hors de propos. Le quinzième jour, je me retrouvai en vue du grand fleuve et fis mon entrée, clopin-clopant, au Poste Central. Il se trouvait au fond d’une crique, entouré de broussailles et de forêt, bordé d’un côté par un fameux banc de vase puante et des trois autres, par une clôture de roseaux décrépits. Un trou béant dans celle-ci représentait la porte, et le premier coup d’œil jeté à l’intérieur suffisait à faire voir qu’un démon hypocrite régnait là en maître. Des hommes blancs, de longs bâtons à la main, surgirent languissamment d’entre les bâtiments, s’approchèrent en flânant pour me considérer, puis disparurent je ne sais où. L’un d’eux, trapu, l’air excitable, avec des moustaches noires, à peine lui eussé-je appris qui j’étais, m’in-
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