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en terre chrétienne. Un jour, un blanc, en uniforme déboutonné, campé au travers de la piste, avec une escorte en armes de maigres Zanzibaristes, fort hospitaliers et joviaux du reste, pour ne pas dire gris. Il s’occupait de l’entretien de la route, à ce qu’il disait. Je n’oserais affirmer qu’on s’aperçût de la présence d’une route ni d’un entretien quelconque, à moins que le corps d’un nègre d’âge mûr, le front troué d’une balle, et sur lequel je buttai littéralement à une lieue de là, ne dût être considéré comme une amélioration d’ordre permanent. J’avais pour compagnon un autre blanc, pas mauvais garçon, mais trop bien en chair et doué de l’exaspérante habitude de tourner de l’œil chaque fois qu’il fallait gravir une côte un peu chaude, à des kilomètres du plus petit coin d’ombre, et de l’eau. Plutôt énervant, je vous prie de croire, d’avoir à déployer son veston comme un parasol au-dessus de la tête de quelqu’un en attendant qu’il veuille bien revenir à soi. Je ne pus m’empêcher de lui demander un jour ce que diable il venait faire dans ce pays. — « Drôle de question ! Faire de l’argent, parbleu ! » me répondit-il d’un air de mépris. Ensuite il prit les fièvres et il fallut le porter dans un hamac suspendu à une perche. Comme il pesait plus de deux cents livres, ce furent avec plusieurs porteurs des histoires sans fin !… Ils se rebiffaient, prenaient le large, désertaient la nuit furtivement avec leurs charges : une muti-