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dant des ravines fraîches, remontant des collines embrasées de chaleur — et parmi quelle solitude !… personne, pas une hutte. Les populations s’étaient enfuies depuis longtemps. Ma foi, à supposer qu’une bande de nègres mystérieux, porteurs de toutes sortes d’armes terribles, prît fantaisie de circuler sur la route de Deal à Gravesend, en mettant la main au collet de tous les ruraux à droite et à gauche pour leur faire porter des fardeaux, j’imagine volontiers qu’il ne faudrait pas longtemps pour vider proprement fermes et cottages dans ces parages. Seulement, ici, les habitations elles-mêmes avaient disparu. Pourtant je traversai quelques villages abandonnés. Il y a je ne sais quoi de puérilement pathétique dans les ruines de murailles d’herbes !… — Les jours suivaient les jours parmi le traînement derrière moi de soixante paires de pieds nus supportant chacune une charge de trente livres. Camper, cuisiner, dormir, décamper et puis marcher. Parfois un porteur mort sous le harnais, gisait dans les hautes herbes près de la piste, avec une gourde vide et son long bâton à côté de lui. Un grand silence autour et au-dessus de nous. À peine par certaines nuits tranquilles le frémissement d’un tam-tam lointain, tour à tour s’effaçant et s’enflant, tremblement indistinct et vaste, rumeur étrange, attirante, évocatrice et barbare, dont le sens peut-être était aussi profond que le son des cloches