Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Tout le reste du Poste n’était que confusion, — têtes, choses et bâtiments. Des files de nègres poussiéreux, aux pieds plats, arrivaient et repartaient. Un flot de produits manufacturés, cotons de pacotille, verroteries et fil de laiton, était dirigé vers les profondeurs des ténèbres d’où découlait en revanche un mince filet d’ivoire précieux.

« Il me fallut attendre dix jours au Poste, — une éternité ! J’étais logé dans une baraque au milieu de la cour, mais pour échapper au chaos, j’allais me réfugier parfois chez le comptable. Son bureau était construit de planches posées de champ et si mal jointes que lorsqu’il se penchait sur sa haute table, il était zébré du cou aux talons d’étroites raies de lumière. Il n’était pas besoin de pousser le lourd volet pour y voir clair. Et quelle chaleur là-dedans ! De grosses mouches bourdonnaient férocement : elles ne piquaient pas, elles poignardaient. Je m’asseyais généralement sur le plancher cependant que perché sur un tabouret, irréprochable et même légèrement parfumé, il écrivait, écrivait… De temps en temps, il se tenait debout pour se dégourdir. Lorsqu’un malade — un agent de l’intérieur qu’on rapatriait — fut installé chez lui dans un lit-tiroir, il ne laissa pas de témoigner une certaine contrariété : « Les gémissements de ce malade, disait-il, distraient mon attention. Et à moins d’attention, il est extrêmement difficile d’éviter les erreurs matérielles sous ce climat… »