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Compagnie et que toute la comptabilité était tenue dans ce poste. Il était sorti un instant, me dit-il, « pour respirer une bouffée d’air frais ». L’expression me paraissait singulièrement surprenante, par ce qu’elle suggérait de vie sédentaire dans un bureau. Je ne vous aurais du reste pas parlé du personnage si ce n’était par lui que pour la première fois j’entendis prononcer le nom de l’homme qui reste indissolublement lié à tous mes souvenirs de cette époque. Et puis, je me sentis du respect pour ce gaillard. Oui, j’éprouvai du respect pour ses faux-cols, ses amples manchettes, ses cheveux bien brossés. Son aspect était certainement celui d’un mannequin de coiffeur, mais au milieu de la démoralisation de ce pays, il gardait le souci des apparences. Et cela c’est de la force de caractère. Ses cols amidonnés, ses devants de chemise apprêtés n’étaient ni plus ni moins que des preuves de caractère. Il y avait près de trois ans qu’il était là, et par la suite, je ne pus m’empêcher de lui demander comment il s’y prenait pour arriver à exhiber ce linge-là. Il eut une imperceptible rougeur et répondit modestement : « J’ai dressé une des femmes indigènes du Poste. Cela n’a pas été sans peine. Elle n’avait aucun goût pour ce travail… » Ainsi cet homme avait réellement réalisé quelque chose. De plus il était appliqué à ses livres qui étaient dans un ordre exemplaire.