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nation puissante et sourde secoua le sol, une bouffée de fumée s’éleva de la falaise, et ce fut tout. Aucun changement n’apparut sur l’aspect du roc. Ils construisaient un chemin de fer. Sans doute la colline n’était-elle pas à l’alignement ! À ces coups de mine sans objet se bornaient du reste les travaux.

« Un léger tintement derrière moi me fit tourner la tête. Six nègres à la file gravissaient péniblement le sentier. Ils marchaient, raides et lents, balançant de petites corbeilles de terre sur la tête, et le tintement marquait la mesure de leurs pas. Des haillons noirs étaient noués autour de leurs reins et les bouts leur pendillaient derrière le dos comme des queues. On distinguait chacune de leurs côtes, les articulations de leurs membres étaient pareilles à des nœuds dans un câble ; chacun avait un collier de fer autour du cou et ils étaient tous attachés par une chaîne dont les maillons se balançaient avec un tintement rythmé. Une nouvelle détonation qui s’éleva de la falaise me fit ressouvenir de ce navire de guerre que j’avais aperçu, canonnant un continent. C’était la même voix sinistre, mais ces hommes-ci, par quel effort d’imagination, voir en eux des ennemis ? Aussi bien ils n’étaient appelés que criminels et la loi outragée, pareille aux obus explosifs, s’était abattue sur eux, insoluble mystère surgi de la mer… Les maigres poitrines haletaient toutes