leurs corps ruisselaient de sueur ; ils avaient des visages pareils à des masques grotesques, ces gaillards, mais ils avaient des os, des muscles, une vitalité sauvage, une intense énergie de mouvements qui était aussi naturelle et authentique que la barre au long de leur côte. Ils n’avaient pas besoin d’excuse pour justifier leur présence. C’était un grand soulagement de les considérer. Pour un temps, je sentais que j’appartenais toujours à un monde de faits positifs, mais cette impression ne durait guère. Quelque chose ne tardait pas à survenir qui avait tôt fait de la dissiper. Un jour, je me souviens, nous rencontrâmes un navire de guerre, mouillé au large du rivage. Il n’y avait même pas de hangar là, et cependant il canonnait la brousse. Il paraît que les Français avaient une guerre en cours dans ces parages. Le pavillon pendait flasque comme une loque : la gueule des longs canons de huit pouces hérissait de toute part la coque basse, que la houle grasse et boueuse soulevait paresseusement pour la laisser ensuite retomber, en faisant osciller les mâts effilés. Dans la vide immensité du ciel, de l’eau et de la terre, il restait là, incompréhensible, à canonner un continent. Boum ! faisait l’une des pièces de huit pouces ; une courte flamme jaillissait, et s’évanouissait ; un peu de fumée s’évaporait, un pauvre petit projectile passait en sifflant, et rien ne se produisait. Qu’eût-il pu se pro-
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