sauvagerie oubliée de Dieu, avec, perdus là-dedans, un hangar de zinc et un mât de pavillon ; nous débarquions encore des soldats, pour veiller à la sécurité des commis de douane, apparemment. Quelques-uns à ce que j’appris, se noyaient en franchissant la barre, mais qu’il en fut ainsi ou non, personne ne paraissait y attacher la moindre importance. Les pauvres diables étaient simplement jetés à terre et nous repartions. La côte chaque jour était pareille, à croire que nous n’avions pas bougé : mais nous touchâmes à divers ports de commerce, dont les noms, comme Grand-Bassam ou Petit-Popo, semblaient appartenir à quelque farce misérable jouée devant une sinistre toile de fond. Mon désœuvrement de passager, l’isolement parmi tous ces hommes avec qui je n’avais pas de point de contact, la mer huileuse et indolente, la sombre uniformité de cette côte, semblaient me tenir à l’écart de la réalité des choses, dans l’oppression d’une sorte de lamentable et absurde fantasmagorie. Le bruit de la barre que je percevais de temps en temps me causait un plaisir réel, comme la parole d’un frère. C’était quelque chose de naturel, qui avait sa raison et sa signification. Parfois, un canot qui se détachait de la côte créait un contact momentané avec la réalité ! Il était monté par des pagayeurs noirs. On pouvait voir de loin le blanc de leurs yeux qui luisait. Ils criaient ou ils chantaient ;
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