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le point de m’enfoncer au centre de la terre.

« Je pris passage sur un bateau français qui fit escale à chacun de ces sacrés ports qu’ils ont là-bas, à seule fin, autant que je pus en juger, d’y débarquer des soldats et des douaniers. Je considérais la côte. Considérer une côte tandis qu’elle défile au long du navire, c’est comme se pencher. sur une énigme. Elle est là devant vous, souriante ou hostile, tentante, splendide ou médiocre, insipide ou sauvage, et muette toujours, non sans un air de murmurer : Approche et devine. Cette côte-ci était presque sans traits, comme encore inachevée, avec un aspect de monotone sévérité. La lisière d’une jungle colossale d’un vert si foncé qu’il en était presque noir, bordée d’une barre d’écume blanche, courait toute droite, comme tracée au cordeau, au long d’une mer bleue dont l’éclat était voilé par une brume traînante. Le soleil était terrible ; la terre semblait luire et ruisseler dans la vapeur. De-ci de-là, quelques taches d’un gris blanchâtre apparaissaient, groupées derrière la barre, avec parfois un drapeau hissé. C’était des établissements vieux de plusieurs siècles, pas plus importants cependant qu’une tête d’épingle au regard de l’étendue inviolée de l’intérieur. Nous nous traînions lentement, nous arrêtions, débarquions des soldats ; nous repartions ensuite, débarquions des commis de douane, appelés à percevoir leurs taxes dans ce qui avait l’air d’une