Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/35

Cette page n’a pas encore été corrigée

Et maintenant notre tour était venu. Nous pouvions, nous, les patriotes, faire état de sentiments semblables ; moi, jeune patriote, fils de patriote, je méprisais ce vieil Espagnol et passais sur ses injures, qui ne laissaient pourtant pas de me blesser. D’autres n’auraient peut-être pas montré pareille longanimité.

Dès qu’il m’apercevait et longtemps avant que je n’atteignisse la maison, il commençait par un grand cri : « Un patriote. Encore un ! » Le ton de ses divagations insultantes, mêlées d’éclats de rire, était parfois perçant, d’autres jours grave. C’était parfaitement fou, mais je croyais nécessaire à ma dignité de mettre mon cheval au pas sans même regarder la maison, comme si les clameurs injurieuses de cet homme avaient eu moins d’importance qu’un aboiement de roquet. Je passais avec une expression d’indifférence hautaine sur le visage.

C’était très noble évidemment, mais j’aurais mieux fait d’ouvrir l’œil. Un soldat, en temps de guerre, devrait se sentir toujours en service, surtout lorsqu’il s’agit d’une guerre révolutionnaire, où l’ennemi n’est pas à notre porte, mais dans la maison même. En de tels moments, l’ardeur des convictions passionnées se transforme en haine, supprime chez bien des hommes toute contrainte d’honneur ou d’humanité et enlève à certaines femmes timidités et délicatesse. Celles-là, lorsqu’elles ont une fois dépouillé la retenue et la réserve de leur sexe, deviennent, par la vivacité de leur intelligence et la violence de leur impitoyable ressentiment, plus dangereuses que des géants armés de pied en cap.

Le général haussait la voix ; sa grande main passait par deux fois sur sa barbe blanche avec un effet de placidité vénérable. — Si, señores ! Les femmes savent s’élever à une hauteur de dévouement inconnue aux hommes, ou tomber dans des abîmes d’avilissement qui