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contre le poteau du coin de la maison. Que ce fut le Français, il n’en put douter. Faisant un rapprochement avec le lugubre gémissement qu’il avait entendu dans la nuit, Davidson acquit la certitude que ce coup perdu avait été mortel pour le meurtrier de la pauvre Anne.

« Quant aux autres, jamais Davidson ne les a revus de sa vie, soit qu’ils se fussent cachés dans le village, ou qu’ils eussent décampé dans la forêt, ou bien qu’ils se fussent dissimulés dans la « prau » de Niclaus, que l’on pouvait apercevoir échouée sur la vase à une centaine de mètres de là, un peu plus haut sur la crique ; ce qui est certain c’est qu’ils disparurent, et que Davidson ne se cassa pas la tête à leur sujet. Il ne perdit pas de temps à sortir de la crique dès que la Sissie eut été à flot. Après avoir navigué quelque vingt milles, il confia (selon sa propre expression), le corps à l’abîme. Il fit tout lui-même ; il augmenta le poids du corps de quelques barres à feu, il lut les prières, il bascula la planche, il fut le seul à mener le deuil. Et tout en rendant les derniers devoirs à la morte, la désolation de cette existence et l’atroce calamité de sa fin faisaient appel à sa compassion, et lui murmuraient des reproches intérieurs.

« Il aurait dû suivre autrement l’avertissement qu’elle lui avait donné. Il était convaincu maintenant qu’un simple étalage de vigilance aurait suffi à tenir en respect cette bande de vils couards. Mais à la vérité il n’avait pas cru tout à fait qu’on tenterait quelque chose.

« Le corps d’Anne-la-Rieuse ayant été « confié à l’abîme », à quelque vingt milles S. S. O. du cap Selatan, il ne restait à Davidson qu’à confier l’enfant d’Anne aux soins de sa femme. Et là le pauvre Davidson fit un faux départ. Il ne voulut pas lui raconter tout au long cette terrible histoire, afin qu’elle ne sût pas le danger auquel il avait échappé, surtout peu de temps après qu’il avait souri de ses appréhensions irraisonnées.

« Je pensais que, si je lui disais tout, m’expliqua Davidson, elle n’aurait plus un moment de repos pendant mes tournées ». Il lui raconta simplement que l’enfant était orphelin, que c’était l’enfant de gens auxquels lui, Davidson, avait la plus grande obligation, et qu’il était moralement engagé à s’occuper de lui. Un de ces jours, il lui en dirait davantage, dit-il, en attendant il s’en remettait à la bonté et à la chaleur de son cœur, à sa compassion innée de femme.

« Il savait pas que ce cœur avait à peu près la grosseur d’un pois sec et avait un degré de chaleur à proportion, et que sa faculté de compassion s’adressait surtout à elle-même. Il fut seulement étonné et déçu de