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Davidson instantanément sauta hors du canot, souleva le châssis et aperçut les hommes qui, en bas, étaient accroupis autour du panneau. Ils levèrent les yeux avec effroi, et à ce moment le Français, en dehors de la porte, cria : « Trahison ! trahison ! » Ils s’élancèrent hors de la cabine, se bousculant et jurant à qui mieux mieux. Le coup que Davidson tira par la claire-voie n’en avait atteint aucun, mais il courut à l’extrémité de la cabine et aussitôt ouvrit le feu sur les formes noires qui s’élançaient sur le pont. Des coups de feu répondirent, et une rapide fusillade s’engagea, détonations et éclairs. Davidson embusqué derrière un ventilateur pressa la détente jusqu’à ce que le revolver fut vide, il le jeta à terre et prit l’autre dans sa main droite.

« Parmi ce fracas il avait entendu le Français furibond crier : « Tuez-le, tuez-le ! » par dessus les malédictions furieuses des autres. Mais tout en tirant sur lui ils songeaient surtout à se sauver. Dans la lumière des derniers coups de feu, Davidson les vit enjamber la lisse. Il était certain d’en avoir touché plus d’un. Deux voix différentes avaient poussé un cri de douleur. Mais aucun d’eux, apparemment, n’avait été mis hors de combat. Davidson appuyé au pavois, rechargea tranquillement son revolver. Il n’avait pas la plus petite appréhension de les voir revenir. Il n’était pas dans son intention non plus de les poursuivre à terre dans cette obscurité. Que faisaient-ils, il n’en avait aucune idée : ils s’occupaient de leurs blessures, probablement. Non loin de la rive, l’invisible Français jurait et tempêtait contre ses associés, contre sa malechance, et contre l’univers. Il s’arrêta, puis soudain, avec un cri de vengeance : « C’est cette femme », se dit-il, « c’est cette femme qui nous a vendus. » On l’entendit courir dans la nuit.

« Davidson reprit souffle avec une soudaine crispation de remords. Il comprit, épouvanté, que son stratagème de défense avait trahi Anne. Il n’hésita pas un instant. C’était maintenant à lui de la sauver. Il sauta à terre, mais au moment où il mettait le pied sur l’appontement, il entendit un cri strident qui lui traversa le cœur.

La lumière brûlait encore dans la maison. Davidson, revolver au poing, se dirigeait vers elle, quand un nouveau cri, au loin, à sa gauche, le fit changer de direction.

Presque aussitôt, pourtant, il s’arrêta. Ce fut alors qu’il hésita, en proie à une affreuse perplexité. Il devina ce qui s’était passé ; la femme avait essayé de s’échapper de la maison et maintenant le Français furibond la poursuivait. Il crut qu’elle essaierait de courir vers le bateau pour demander aide et protection.