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prendre. Il se demandait tant et si bien que tout lui semblait plus absurde que jamais.

« Il avait laissé allumée comme d’habitude la lampe suspendue dans la cabine. Il était dans son plan de tout laisser comme d’habitude. Soudain, contre la faible lueur de la claire-voie, sur les vitres, une ombre massive apparut à l’échelle, sans un bruit, fit deux pas vers le hamac, qui se détachait sur le ciel et resta immobile. Le Français !

« Les minutes s’écoulèrent. Davidson devina que le rôle du Français (pauvre estropié) consistait à veiller sur son sommeil à lui, Davidson, cependant que les autres étaient dans la cabine, sans aucun doute, en train de forcer le cadenas du lazaret.

« Quelle tactique avaient-ils l’intention d’adopter une fois en possession de l’argent (il y avait dix caisses, et chacune pouvait être portée facilement par deux hommes), personne aujourd’hui ne peut le dire. Mais en tout cas, Davidson avait raison. Ils étaient dans la cabine. Il s’attendait, à tout moment, à entendre le bruit d’un cadenas forcé. Mais le fait est que l’un d’entre eux (peut-être Fector, qui jadis avait dérobé des documents dans des secrétaires), savait comment crocheter un cadenas, et s’était apparemment muni d’outils. Tandis que Davidson attendait de les entendre commencer en bas, ils avaient déjà retiré la barre de fer, et monté deux caisses, du lazaret dans la cabine.

Sur la confuse lueur du châssis, le Français ne bougeait pas plus qu’une statue. Davidson eut pu le tuer avec la plus grande facilité, mais il n’avait pas de penchant à l’homicide. En outre il voulait être sûr, avant de tirer, que les autres avaient commencé leur ouvrage. N’entendant pas les bruits qu’il s’attendait à entendre, il ne fut pas même certain qu’ils fussent tous à bord. Tandis qu’il écoutait, le Français dont l’immobilité n’avait pu cacher qu’un violent combat intérieur, fit un pas, puis un autre. Davidson, fasciné, le vit avancer une jambe, sortir son moignon droit, celui qui était armé, et balançant son corps pour donner plus de force au coup, laisser retomber le poids de sept livres sur le hamac, à l’endroit où la tête du dormeur aurait dû se trouver.

Davidson m’avoua qu’alors il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Sans Anne, sa tête sans soupçons se fut trouvée à cet endroit même. La surprise du Français dut être effrayante ; il recula en chancelant du hamac qui se balançait légèrement et avant que Davidson eut eu le temps de faire un mouvement, il avait disparu, bondissant en bas de l’échelle pour aller prévenir les autres.