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que ce serait sa dernière bonne fortune. Ce qui la préoccupait le plus c’était l’avenir de son enfant. Avant de partir avec l’Allemand, elle l’avait laissé aux soins, à Saïgon, d’un ménage français ; le mari était le portier d’un bureau du gouvernement, mais il venait d’avoir sa retraite et ils rentraient en France. Il lui fallut reprendre l’enfant, et une fois qu’elle l’eut repris, elle ne voulut plus s’en séparer.

« Telle était sa situation quand elle rencontra Bamtz par hasard. Elle ne pouvait avoir aucune illusion sur lui. S’accrocher à Bamtz c’était descendre bien bas dans l’échelle sociale, même au point de vue matériel. Elle s’était toujours très bien tenue dans son genre, tandis que Bamtz était, à franchement parler, un être parfaitement abject. D’un autre côté ce vagabond barbu, qui avait beaucoup plus l’air d’un pirate que d’un comptable, n’était pas une brute. Il était plutôt aimable, même quand il avait un coup de trop. Et puis le désespoir, comme l’infortune, font faire la connaissance d’étranges compagnons de lit. Il se peut qu’elle ait été désespérée. Elle n’était plus jeune, vous savez.

« Pour ce qui est de l’homme, l’union est peut-être plus difficile à expliquer. On peut dire toutefois une chose, c’est que Bamtz s’était toujours gardé des femmes indigènes. Comme on ne peut pas le suspecter d’une délicatesse particulière, il faut attribuer plutôt le fait à la prudence. Et lui, non plus, n’était plus jeune. Il y avait pas mal de poils blancs dans sa superbe barbe noire. Il se peut qu’il ait éprouvé le besoin d’une sorte de compagne dans sa singulière existence avilie. Quels qu’aient été leurs motifs, toujours est-il qu’ils disparurent ensemble de Saïgon. Et personne, cela va sans dire, ne s’inquiéta de ce qu’il en était advenu.

« Six mois plus tard, Davidson vint dans le village de Mirrah. C’était la première fois qu’il remontait jusqu’à cette crique où l’on n’avait jamais vu un vapeur européen auparavant. Un passager javanais qu’il avait à bord lui offrit cinquante dollars pour y relâcher, ce devait être pour quelque raison particulière : Davidson voulut bien essayer. Cinquante dollars, me dit-il, n’était pas la question ; mais il était curieux de voir l’endroit, et la petite Sissie pouvait aller partout où il y aurait eu assez d’eau pour faire flotter une assiette à soupe.

« Davidson débarqua son ploutocrate javanais, et comme il lui fallait attendre la marée pendant deux heures environ, il descendit à terre pour se dégourdir les jambes.

« C’était un petit village. Environ soixante maisons, la plupart bâties sur pilotis, sur la rivière, le reste éparpillé dans les hautes herbes, avec