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que Davidson dût être fortement ennuyé de ce déploiement d’anxiété féminine.

« Mon ami me répondit : « Non. Il avait l’air plutôt touché et affligé. Il n’y avait réellement personne à qui il put demander de le remplacer ; surtout parce qu’il avait l’intention de relâcher dans cette diable de crique, pour y aller voir un certain Bamtz qui s’y était fixé. »

Derechef mon ami s’étonna : « Quelle relatien peut-il bien y avoir entre Davidson et un individu comme Bamtz ? »

« Je ne sais plus bien ce que je lui répondis. Il aurait suffit de répondre en deux mots : « La bonté de Davidson ». Cette bonté-là n’avait jamais renâclé, même devant l’indignité, s’il y avait la moindre raison de pitié. En outre, tout le monde savait qui était Bamtz ; c’était un fainéant avec une barbe. Quand je pense à Bamtz la première chose qui me vient à l’idée, c’est une longue barbe noire et des tas de petites rides aux coins des yeux.

« Cette barbe n’avait pas son pareil d’ici en Polynésie où une barbe est en elle même un objet de valeur. Vous savez combien les Orientaux sont impressionnés par une belle barbe. Il y a des années et des années, je me rappelle combien le grave Abdullah, le grand commerçant de Sambir, fut incapable de réprimer son étonnement et son admiration à la vue d’une aussi belle barbe ; et tout le monde sait que Bamtz a vécu plus ou moins aux crochets d’Abdullah pendant des années. C’était vraiment une barbe unique et le porteur de cette barbe était unique aussi, d’ailleurs : un vagabond unique en son genre. Il s’en fit un art véritable ou tout au moins une sorte de ruse et de mystère. On comprend encore un individu, pratiquant l’escroquerie, dans des villes, dans des agglomérations, mais Bamtz eut l’adresse de mener cette vie-là en plein désert, de vagabonder sur les lisières de la forêt vierge.

« Il savait très bien s’y prendre pour entrer dans les bonnes grâces des indigènes. Il arrivait dans une concession, assez loin en remontant la rivière, offrait en cadeau une carabine bon marché, une paire de jumelles de camelote ou quelque chose de ce genre, au Rajah, au chef de la tribu ou au principal trafiquant ; et en échange de ce don il demandait une maison en se posant mystérieusement pour un commerçant spécial. Il vous leur débitait des histoires sans fin, faisait bonne chère pendant quelque temps, puis se livrait à quelque escroquerie ou quelque chose d’approchant, si bien qu’on en avait assez et qu’on le priait de déguerpir. Et il s’en allait tranquillement avec un air d’innocence offensée. Drôle d’existence. Pourtant il