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CONQUÊTE.

& de toutes autres Conquêtes moins éloignées, que leur inutilité, leur incertitude & leurs revers. Mille exemples nous apprennent combien peu il faut compter ſur ces ſortes d'acquiſitions. Il arrive tôt ou tard qu'une force majeure ſe ſert des mêmes moyens pour les enlever à celui qui les a faites ou à ſes enfans. C'eſt ainſi que la France perdit ſous le regne de Jean, ce que Philippe-Auguſte & St. Louis avoient conquis ſur les Anglois, & qu'Edouard III perdit les Conquêtes qu'il avoit lui-même faites en France. On vit enſuite un des ſucceſſeurs d’Edouard (Henri V) réparer avantageuſement toutes les pertes de ſes prédéceſſeurs, & enfin les François à leur tour recouvrer peu de temps après tout ce que ce Prince leur avoit enlevé.

Les Conquêtes ſe font aiſément, parce qu'on les fait avec toutes ſes forces & qu'on profite de l'occaſion ; elles ſont difficiles à conſerver, parce qu'on ne les défend qu'avec une partie de ſes forces. L'agrandiſſement des États d'un Prince conquérant, montre de nouveaux côtés par ou on peut les prendre, & on choiſit auſſi pour cet effet des conjonctures favorables. C'eſt le deſtin des héros de ſe ruiner à conquérir des pays qu'ils perdent enſuite. La réputation de leurs armes peut étendre leurs États ; mais la réputation de leur juſtice en augmenterait la force plus ſolidement. Ainſi comme les Monarques doivent avoir de la ſageſſe pour augmenter légitimement leur puiſſance ils ne doivent pas avoir moins de prudence afin de la borner.

Les politiques ont conſidéré les Conquêtes comme la ſource & l'origine des gouvernemens. Mais, les Conquêtes ſont auſſi éloignées d'être l'origine & le fondement des États, que la démolition d'une maiſon eſt éloignée d'être la vraie cauſe de la conſtruction d'une autre en la même place. A la vérité, la deſtruction de la forme d'un État prépare ſouvent la voie à une nouvelle mais il eſt toujours certain que ſans le conſentement du peuple on ne peut jamais ériger aucune nouvelle forme de Gouvernement.

Il n'y a perſonne qui demeurera d'accord qu'un agreſſeur qui ſe met dans l'état de guerre avec un autre, & envahit ſes droits, puiſſe jamais, par une injuſte guerre, avoir droit ſur ce qu'il aura conquis. Peut-on ſoutenir avec raiſon que des voleurs & des pirates aient droit de domination ſur tout ce dont ils peuvent ſe rendre maîtres, ou ſur ce qu'on aura été contraint de leur accorder par des promeſſes que la violence aura extorquées ? Si un voleur enfonce la porte de ma maiſon, & que, le poignard à la main, il me contraigne de lui faire, par écrit, donation de mes biens, y aura-t-il droit pour cela ? Un injuſte conquérant, qui me ſoumet à lui par la force & par ſon épée, n'en a pas davantage. L'injure eſt la même, le crime eſt égal, ſoit qu'il ſoit commis par un homme qui porte une couronne, ou par un homme de néant. La qualité de celui qui fait tort, ou le nombre de ceux qui le ſuivent, ne change point le tort & l'offenſe