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Cette cause troisième, c’est l’ignorance, le manque d’instruction, le manque de lumières.

Ce que Michel de l’Hospital, à qui Montaigne adressa les poésies latines de son ami, désirait dans un but de tolérance, La Boëtie le réclame dans un but de liberté. « Les loisirs et la doctrine, dit-il, donnent le sens de la liberté. » Mot philosophique et très vrai, le sens de la liberté ! Il y a des hommes qui n’ont pas le sens de la liberté, qui n’ont que des instincts serviles ; comme il y en a aussi qui n’ont que le sens du désordre, et qui ne voient pas que la liberté est l’ordre par excellence, la loi, le droit, la réunion de toutes les garanties, et qu’avant d’être une passion il faut qu’elle soit une vertu. C’est ce que donne l’instruction, parlant des droits et des devoirs, de la justice et du bien, de notre noblesse et de nos destinées : elle donne la vertu de liberté, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus sérieux, de plus saint et de meilleur au monde. « Mais les tyrans n’aiment pas l’instruction, ajoute La Boëtie. Sous eux, pas de liberté de parler et quasi point de penser. Le Grand-Turc n’a guère plus de savants qu’il n’en demande ; » et il n’en demande jamais.

Le Turc, pour La Boëtie, est le type des tyrans ; et comme le Turc régnait sur les Grecs, cela le fait penser à la Grèce, aux Dieux des Grecs, au bouffon des Dieux qui s’appelait Momus, et qui était le grand comique de l’Olympe. « Ah ! voilà l’homme que vous avez fait ? dit Momus à Vulcain en admirant son bel ouvrage. Dommage que vous ne lui ayez pas fait, au cœur…, une fenêtre. — Et pourquoi ? — Pour voir de là toutes ses pensées. » Et il ne se moquait pas trop le dieu Momus, dit La Boëtie, il avait bien son idée. Les Tibère, les Néron n’aimaient pas l’homme de Vulcain, au cœur fermé et sans fenêtre ; celui de Momus eût bien mieux fait leur affaire.

« Mais il y a des hommes, s’écrie aussitôt La Boëtie, qui ne pensent pas comme les tyrans, et qui, lors même que la liberté serait perdue et toute hors du monde, l’imaginent — suivons bien cette gradation éloquente — la sentent dans leur esprit, la savourent, et la servitude n’est jamais de leur