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tasio ; la postérité le jugera, et ce sera elle qui l’admettra dans son Panthéon impérissable ou qui le laissera à la porte parmi les ombres vaines qui n’ont pas assez de force pour s’emparer de l’immortalité.

À côté de Fantasio, Musset a su dessiner, sans prétention et comme en se jouant, un type vraiment merveilleux, c’est le duc de Mantoue, celui qui prétend à la main de la princesse. Il a une naïveté de bêtise qui s’épanouit en une fleur superbe, et ce qu’il y a de plus charmant, c’est qu’il s’attribue des raffinements inconnus de prévoyance et d’habileté. Avec tout cela, rien de déplacé, ni de forcé. C’est une caricature, si l’on veut, mais une caricature exquise par le fini des traits et presque suave par l’élégance de la forme. Le poète a résolu ici ce problème en apparence insoluble : exprimer, dans toute son essence et pour ainsi dire dans sa perfection idéale, la sottise couronnée ; mettre l’imbécillité unie à la puissance dans une telle lumière que sans cesser d’être burlesque elle devienne poétique !

Et c’est en cela que se révèle, dans sa souplesse et dans sa fécondité, le talent de Musset. Ce n’est pas seulement le poète fantaisiste qui est animé et vivant dans sa féerie dramatique : le roi idiot qui a foi en lui-même, Marinoni le courtisan, la vieille duègne qui a la tête affolée des romans de chevalerie, tous les personnages, même les personnages secondaires, ont leur physionomie et concourent harmonieusement à l’impression générale de la pièce.

Delaunay, qui remplit le rôle de Fantasio, a enlevé tous les suffrages par la finesse élégante de son jeu au troisième acte. Dans le premier, dans cette scène difficile et longue où le héros s’analyse lui-même, il s’attache trop peut-être aux nuances fugitives, il souligne des traits qui devraient être moins en relief, et il tombe plus d’une fois dans le genre précieux. Au second acte, quand il arrive affublé du triste appareil et des difformités apparentes du bouffon de cour, il n’échappe pas au défaut contraire ; le poète délicat disparait trop sous le Triboulet d’occasion ; et c’est là, suivant nous, un contre-sens fâcheux. Que M. Delaunay relise, avec son intelligence pénétrante, cette partie de son rôle ; il verra avec quel art ingénieux et vrai Musset évite de faire parler Fantasio en fou vulgaire et grotesque. La princesse qui l’écoute s’aperçoit bien vite que son prétendu bouffon n’est pas ce qu’il affecte d’être ; elle se demande s’il n’y a pas là quelque mystère ou quelque trahison. C’est le privilège des natures vraiment nobles qu’elles ne peuvent s’abaisser, alors même qu’elles le veulent.

Frédéric Morin.


EN L’AN DE GRACE 1866


LE POÈTE.

Dieu, d’une blonde insouciance,
Dore notre front de vingt ans ;
Et nous mettons notre science
En deux vers, d’amour palpitants.

Que nous importe qu’en ce temps
La palme soit à la finance,
Quand ne coûtent rien le printemps,
Le soleil et l’azur immense !

Rimer est un si doux plaisir !…
Il est vrai qu’on peut nous saisir ;
Mais on ne peut rien sur notre âme !

Remplissons nos coupes de vin,
Nos cœurs de l’amour d’une femme,
Et chauffons-nous au feu divin !


LA RÉALITÉ.

Fanfaron !… voyant ta folie,
Moi, qui t’aime, j’ai tressailli :
Sans grimacer, tu bois la lie
Que te verse un siècle vieilli ;

Tu caches la mélancolie.
De ton pauvre cœur assailli
Par la foule, injuste, avilie,
Dont ton vers est mal accueilli ;

Mais quand sonne la douzième heure,
La nuit, tout seul en ta demeure,
Sans feu, sans argent, — sans amour,

Je souffre des larmes qu’essuie
Ce manteau de philosophie
Dont tu te drapes tout le jour !

Léon Charly.



HISTOIRE
D’UN
FAIT DIVERS

(NOUVELLE)

Suite

Olivier Martel, fils d’une famille du Berry, venait, à 23 ans, d’hériter de son père une fortune considérable. Au bout de six mois de deuil, il était arrivé à Paris, sous prétexte de placer ses fonds, avec l’intention d’en dépenser une partie à vivre dans ce Paris dont il rêvait ; c’était une nature naïve, audacieuse, pleines d’aspirations, indécises encore. Il connaissait M. Levert, le mari de Victorine, qui l’avait mis en relation avec M. Talmant. Dès la première visite, faite avec Mme Levert, il avait vu Emmy, et cette douce et gracieuse figure l’avait si vivement frappé, qu’il fut sur le point, le lendemain, d’obéir à la raison qui lui conseillait de partir pour Londres, et peut-être pour New-York.

Mais c’était un garçon plein de politesse, et il ne put se résoudre à manquer si gravement à M. Talmant, qui lui avait parlé d’une excellente affaire, et qu’il s’était engagé à revoir.

Peu de jours après, Victorine lui avait appris qu’Emmy n’était pas heureuse. Il l’avait deviné déjà, et il avait formé le projet de l’enlever, quand il aurait pu se faire aimer d’elle, projet qui lui paraissait plein de délicatesse. Il avait pour excuses une passion vraie, sa bonne foi et la morale flottante de son époque. Il avait tout de suite conquis l’enfant, complice ordinaire et victime naturelle de ces trahisons domestiques. Olivier, lui aussi, depuis quelques jours, était bien heureux, car il espérait d’être aimé, avec assez de doute, toutefois, pour que le charme d’espérer encore augmentât son bonheur.

Les choses en étaient là quinze jours après la scène de la rue Dauphine, quand un dimanche matin M. Denjot entra chez sa fille. M. Denjot ne sortait jamais que le dimanche, et il était déjà venu huit jours auparavant, mais un peu tard ; Gervais était déjà sorti. M. Denjot n’avait pas été fâché peut-être de ruminer tout ce temps l’allocution qu’il devait adresser à son gendre. Franchement, il était mal à son aise M. Denjot, bien que sa toilette et son air fussent solennels ; mais son gendre l’intimidait, et si sa femme ne lui eût fait un devoir absolu de cette démarche, il eût certainement trouvé des raisons de s’en dispenser.

On allait déjeuner. Emmy, en entendant la voix de son père dans le corridor, courut l’embrasser, un peu inquiète et voulut l’entraîner dans le salon. Mais il la repoussa doucement :

— Ton mari est-il là ? je veux lui parler.

— Il est dans son cabinet, murmura la jeune femme, et plus bas encore elle ajouta : Que veux-tu lui dire ? Non. Viens, je t’en prie. Nous causerons.

— Laisse-moi, ma petite, c’est une chose que je dois faire ; il faut que ton mari sache que tes parents n’entendent pas que tu sois malheureuse. Ah ! par exemple ! c’est bien pour ça que nous t’avons mariée !

En même temps, il heurtait à la porte du cabinet.

— Entrez, dit M. Talmant.

Emmy tremblante s’éloigna.

Il y avait dans les traits du bonhomme, dans son attitude et dans les gants noirs qu’il avait mis, quelque chose d’inusité qui agaça dès l’abord M. Talmant. Il offrit en silence un fauteuil à son beau-père.

— Il faut bien que je vienne vous voir, Gervais, puisque vous ne venez plus chez nous.

Et Denjot toussa un peu.

— Je suis fort occupé, monsieur, vous le savez.

— Sans doute, sans doute ; mais il y a occupations et occupations. Quand on est bon mari et bon père, on s’occupe de ses affaires et puis de son intérieur. On ne peut pas toujours faire le jeune homme ; on a des devoirs, et quand on possède une femme charmante, un bijou d’enfant, eh bien, monsieur, c’est tout ce qu’il faut à un honnête homme et…

— Où voulez-vous en venir ? demanda M. Talmant, dont les sourcils se froncèrent.

— Vous le savez bien, monsieur. Ma fille a eu connaissance de votre conduite, et ça ne pouvait pas manquer de lui faire un grand chagrin…

M. Talmant se leva :

— Ceci ne regarde que moi, monsieur. Croyez-vous que je m’en vais écouter humblement vos remontrances ? Je ne suis plus d’âge à être en tutelle. Je fais ce qui me plaît.

— C’est juste, balbutia M. Denjot. Mais vous avez promis de rendre ma fille heureuse…

— C’est sa faute. De quoi se mêle-t-elle ? A-t-elle le droit de m’espionner ? Je n’ai pas de maîtresse chez moi ; donc, elle n’a rien à voir à ma conduite.

— Je ne dis pas, monsieur, je sais bien que c’est la loi. Pourtant, si vous nous aviez parlé comme ça le jour du mariage…

M. Talmant poussa un éclat de rire sec :

— Évidemment ! Que voulez-vous, monsieur, il y a deux manières de comprendre la chose, à ce qu’il paraît. Dans ce temps-là j’étais de votre avis : les lois du cœur ! la justice ! l’amour !… Pour le moment, je trouve que l’autre manière vaut mieux.

— Monsieur, permettez-moi de vous dire que ceci est du cynisme.

— Comment ! mon cher monsieur, du cynisme ! Quand j’observe et vénère la loi ? Prenez garde !… Et puis, M. Denjot, entre hommes, voyons, n’est-il pas puéril de tant se fâcher ? Que diable ! chacun n’a-t-il pas eu ses petites incartades, dans le temps, hein ?

C’était une allusion sans doute à quelque phase de la vie du bonhomme ; car au moment où son gendre, en disant ces mots, le regarda en face d’un air ironique et insultant, M. Denjot se troubla, et bégaya des mots incohérents. Mais, tout à coup, le père domina tout en lui.

— Tout ça ne signifie rien, s’écria-t-il. La vraie loi, la vraie justice, la raison des raisons c’est que ma fille doit être heureuse. Qu’est-ce qu’elle a donc fait pour ne l’être pas ? Si vous voulez votre plaisir, vous, est-ce qu’elle a mérité de passer sa vie toute seule, sans autre joie que celle d’élever une petite fille — pour que celle-ci peut-être soit malheureuse à son tour ? Quand on ne veut pas rester attaché à une femme, on ne doit pas se marier ; au moins on ne trompe personne. Belle et charmante comme elle l’est, notre Emmy, la voilà donc, elle aussi, épousée comme pour son argent et tenue à la gêne pour vos affaires et pour vos plaisirs ! Elle n’a rien à elle ! Vous lui avez pris sa dot, son bonheur, sa liberté, tout ! Et c’est pour ça, croyez-vous, que nous élevons nos filles, pour que vous jouissiez de notre bien en les tenant à la chaîne ! Ma foi, c’est trop fort ! ça ne se peut pas ; je ne le veux pas ; j’empêcherai ça ! Je l’empêcherai quand je devrais… car enfin, il est impossible que des choses comme ça soient souffertes dans le monde. Il y a des pères ! Ah ! si j’avais su !…

M. Talmant s’était rassis à son bureau : il sifflotait entre ses dents. Évidemment, M. Denjot lui agaçait les nerfs au plus haut point. La main crispée sur le bras de son fauteuil, il se réfugiait dans l’ironie pour échapper à la colère. Il sourit :

— Ne vous emportez pas comme ça, M. Denjot.