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Si l’on veut jouer une pièce nécessitant de grandes manœuvres, la rampe s’écarte, le trou du souffleur disparait et de chaque côté de la scène, deux praticables s’abaissent en plan incliné par où la cavalerie peut passer du manége sur le théâtre et réciproquement.

La disposition générale en raison des difficultés à vaincre, n’est pas trop malheureuse. À droite et à gauche de la piste et de la scène sont les fauteuils d’orchestre et de balcon, d’énormes avant-scènes d’un détestable effet, et des loges à trois étages qui ne vont qu’à moitié de la hauteur du plafond. Les loges supérieures ont été simplement figurées par le décorateur. L’amphithéâtre fait face à la scène ; il est immense et contient trois mille places à un franc et à cinquante centimes. Les gradins s’étagent à l’infini. De la scène on voit fourmiller des têtes jusque dans des profondeurs inouïes. Des fauteuils, du balcon et des loges, on voit bien et l’on entend à peu près. Des derniers rangs de l’amphithéâtre on doit mal voir et ne pas entendre du tout.

La décoration de la salle est à l’imitation de l’antique. Les frises sont couvertes de sujets et de personnages grecs peints à la colle. Le rideau représente un Athénien quelconque arrivant premier aux jeux olympiques, dans une course de chars. Le ton rougeâtre de l’ensemble m’a paru désagréable à l’œil.

La représentation a commencé par une Apothéose-programme, pièce de vers en l’honneur du Prince Impérial, dite par Mlle Talini. Si mes souvenirs ne me trompent, c’est cette actrice que nous avons vue si souvent jouer à la Gaité le rôle de Jeanne dans le Courrier de Lyon, à côté de Chopard dit l’Aimable. Elle a de la voix et une assez bonne diction ; mais il se faisait un tel bruit dans la salle qu’il n’a pas été possible d’entendre un seul mot de ce qu’elle nous a débité. Lorsqu’elle a eu terminé, un rideau de manœuvre s’est levé, et les principaux personnages des pièces à succès de l’ancien Cirque-Olympique ont apparu groupés en tableau vivant. Cela n’est point trop laid.

Après l’Apothéose-programme, ça été le tour de la Rue de Malte, prologue d’ouverture. Heureux celui qui a su découvrir de quoi il s’agissait dans ce morceau de circonstance, et cependant les acteurs ne s’épargnaient pas. Il y avait là un grand et gros bonhomme, nommé Tissier, qui m’avait l’air de représenter le Boulevard du Temple, et qui mugissait son rôle. L’amphithéâtre rageant de ne pas l’entendre, lui renvoyait des tempêtes de cris. J’étais heureusement placé tout près de la scène, et, profitant d’une accalmie, j’ai pu saisir au vol ce vers d’un couplet chanté par M. Tissier :

         J’entends d’ici le scepticisme.

Vous pensez si j’étais affriandé par ce début. Malheureusement je n’ai perçu que la finale du vers suivant. Il m’a paru que scepticisme rimait avec chauvinisme ou avec patriotisme. Je ne saurais pourtant l’affirmer. Son couplet chanté, le Boulevard du Temple a eu une longue conversation avec un titi, un auteur dramatique, et un vieux monsieur orné d’une moustache grise taillée en brosse et de la rosette d’officier de la Légion d’honneur. Qu’ont pu se dire ces quatre personnages ? Il y a là un mystère qu’on ne découvrira jamais. À la fin de la scène, le vieux monsieur a adressé à ses interlocuteurs et aux figurants un discours qui commence ainsi :

« Oui, je suis chauvin ; Je suis chauvin, parce que j’ai conservé le culte du patriotisme. »

Cette phrase, destinée à produire un fort effet sur les masses, a passé inaperçue au milieu du tumulte. Le vieux monsieur à moustache grise prêcherait encore, s’il n’avait été interrompu par un sergent des grenadiers de la garde impériale. On se demandait avec anxiété ce que venait faire là ce grenadier ; mais quand on l’a vu poser son chapeau, déboucler son ceinturon et se passer la main dans les cheveux, on a compris qu’il allait chanter. Il a chanté, en effet, une cantate, intitulée le Volontaire. Vous voyez cela d’ici : France, patrie, frontière, lauriers, bataillons, drapeaux, Napoléon ! » J’y ai noté ce vers :

          L’égalité se fait sous la mitraille.

Pends-toi, Adolphe Guéroult, rédacteur en chef de l’Opinion nationale, futur chevalier de la Légion d’honneur : pends-toi ! tu n’aurais jamais trouvé celle-là !

Le rideau s’est baissé sur la cantate, et, au grand soulagement du public, les exercices de la troupe équestre ont commencé. Cette troupe est excellente. Les amateurs de ces sortes de spectacles savent, du reste, que la Compagnie dirigée depuis longtemps par M. Bastien Franconi a toujours été une des meilleures en son genre. Il y a bien eu samedi quelques chutes de cheval. Le petit Montero, notamment, que nous avons connu chez M. Dejean, est tombé deux ou trois fois ; mais il m’a semblé que son cheval effrayé par le bruit qu’on entendait derrière le rideau sur la scène, ou par un éclairage mal combiné, faisait des mouvements à faux. Les clowns Price, Nagle et ses enfants, les chevaux en liberté de M. Tampé ont réussi. Mais un exercice nouveau et tout à fait remarquable est celui qui est exécuté par Alfred Bradbury. Cet écuyer saute de pied ferme, et sans mettre les mains, debout, sur un cheval nu lancé au petit galop. Je serais bien surpris, si ce garçon, un peu bellâtre, mais dont la poitrine est bien dégagée sous sa casaque bleue aux manches cerise, dont la cuisse nerveuse se dessine vigoureusement sous le collant, ne renouvelait pas auprès des grandes et des petites dames les mémorables succès du beau Léotard.

Après la pièce, la parodie. Après les hommes les singes. Le rideau s’est levé de nouveau et M. Brœckman, d’Amsterdam, est venu sur la scène présenter au public sa troupe d’animaux qui se compose de huit poneys, cinq à six singes, un barbet et une chèvre que nous n’avons pas vue le premier soir. Toutes ces bêtes travaillent dans une piste en miniature placée sur le théâtre. Ce sont de vrais clowns que ces singes ; c’est un véritable écuyer que ce barbet. Gymnastique, saut des écharpes, passage des cerceaux, grande voltige, haute école, poste à six chevaux et à grandes guides, rien ne leur est étranger. Les honneurs de la représentation ont été pour le barbet Castor. Avez-vous vu quelquefois chez M. Dejean le passage des deux ponts par l’écuyer belge Fernando ? Castor exécute ce travail difficile, presque aussi bien, ma foi, que Fernando. Il s’élance du poney sur le pont et du pont sur le poney avec une précision remarquable. Il faut voir de quel œil intelligent et rapide il suit les gestes de son maître et les mouvements de monture. La haute école a eu aussi beaucoup de succès. Un singe, vêtu en gentleman, arrive monté sur un poney noir qui, au commandement de M. Broekman, fait les changements de pied et les autres exercices de manége. Pour ne pas perdre l’équilibre, le singe se penche sur ses étriers et suit les mouvements du poney, de sorte qu’il a l’air de le diriger. Cela est très réussi et fort comique.

La soirée s’est terminée par la Jeunesse d’Abd-el-Kader, épisode militaire mêlé de dialogue. Le sujet en est simple. La tribu d’Abd-el-Kader va être attaquée par une tribu ennemie. Tous les chefs, et le père du futur émir lui-même, viennent le prier de prendre le commandement suprême. Abd-el-Kader pose son Koran, qu’il lisait avec application depuis le lever du rideau, il revêt le burnous rouge, monte à cheval et repousse l’ennemi après un terrible combat qui est la partie curieuse de la pièce. La bataille se livre à la fois sur la scène et sur la piste. Les fantassins escaladent les rochers ; les cavaliers arrivent en galopant par toutes les entrées du manége, même par celles qui sont réservées au public. En général, ces manœuvres ont été bien exécutées. Si quelques-unes ont paru mal réglées et confuses, cela tient à ce que les costumes des deux tribus ne sont pas assez différenciés.

Avant d’accepter le burnous rouge, insigne du commandement, Abd-el-Kader a prononcé quelques paroles bien senties, moitié sermon, moitié proclamation. Il a terminé sa harangue en prédisant aux populations musulmanes… devinez quoi ?… l’unité !! Nous sommes quelques privilégiés qui avons entendu cette phrase de circonstance. Dieu sait si nous avons ri !

Les éléments de succès, on le voit, ne font pas défaut à l’entreprise de M. Bastien Franconi, mais il reste beaucoup à faire. Il faudra, par exemple, ou supprimer le dialogue, ou s’arranger de façon à ce qu’il puisse être entendu. de toutes les parties de la salle ; mais surtout transformer radicalement le vieux genre du Cirque-Olympique, genre démodé et qui était bon en des temps de paix universelle. Les batailles pour rire avaient alors quelque piquant. Maintenant que nous avons une grande guerre tous les deux ou trois ans, sans compter les petites, que nous sommes rassassiés de gloire et saturés de héros, les coups de fusil du Cirque nous paraissent fades. Le lendemain de Sadowa, cela est d’un ragout médiocre d’aller voir et entendre un drame militaire de M. Fabrice Labrousse.

A. Ranc.

Les termes dont s’est servi, il y a quelques jours, l’un de nos collaborateurs, parlant incidemment de la clientèle du Café du Géant, ont éveillé les susceptibilités du propriétaire de cet établissement. Renseignements pris, il se trouve que notre collaborateur était complétement dans l’erreur : le Café du Géant est au contraire l’un des établissements de ce genre les mieux tenus de la capitale. Il ne nous en coûte rien de reconnaître une erreur involontaire, et de donner ainsi une juste satisfaction tant à M. Cheret, l’honorable et intelligent directeur de ce café, qu’à sa clientèle ordinaire. — Castagnary.



HISTOIRE
D’UN
FAIT DIVERS

(NOUVELLE)

Par un assez beau jour de février 1863, dans l’omnibus de Batignolles au Jardin des Plantes, qui roulait en ce moment le long de la rue Saint-Honoré, se trouvait une jeune femme en proie à une préoccupation marquée. C’est d’elle seule que nous nous occuperons, au détriment des autres voyageurs, bien que chacun d’eux aussi, laid ou beau, riche ou pauvre, nature choisie ou vulgaire, porte en lui l’histoire secrète de ses vues particulières, de ses souffrances et de ses désirs. C’est elle d’ailleurs qui attire le plus l’attention par ces harmonies où se plait le regard. Elle porte une robe de laine grise, ruchée de taffetas noir et s’enveloppe avec grâce dans un bournous de drap noir, dont l’entre-bâillement laisse apercevoir la riche agraffe de sa ceinture et des lignes exquises ; son chapeau de velours noir, orné en dessous d’un cordon de volubilis bleus, encadre une chevelure blonde et la plus charmante figure. Pureté, sensibilité, douceur, telles sont, au premier abord, les idéalités écrites sur le visage de la jeune femme en ces caractères universels, dont tout œil reçoit le sens. Son front n’est pas très-haut, mais ouvert et bombé ; ses yeux ne sont pas très-grands, mais d’une profondeur extrême ; des yeux gris, voilés par de longues paupières, où toutes les impressions semblent plus mouvantes, où tous les contrastes semblent s’unir. On compare les yeux bleus à l’azur céleste ; moins monotones, les yeux gris rappellent la mer, glauque, mystérieuse, souriante, profonde. Et que la mer ne soit pas humiliée de cette comparaison ; si grande qu’elle soit, un regard humain est plus vaste encore. En la résumant, il l’agrandit et bégaie l’explication de ses mystères.

Obstinément attachés sur la vitre de l’omnibus, les yeux de la jeune femme révélaient une inquiétude, un doute. Évidemment, des questions contradictoires s’agitaient en elle. De temps en temps, les ailes du nez frémissaient un peu ; ses lèvres roses et bien dessinées, tantôt s’avançaient pour former une moue légère, comme si elle se disait : non ; tantôt se serraient dans une attention pleine d’anxiété. Que pouvait-elle considérer ainsi ? Ce n’était pas un objet fixe, puisque ses yeux restaient attachés sur la même vitre et que l’omnibus roulait toujours.

Peut-être cette contemplation était-elle intérieure ? et la jolie voyageuse s’enfonçait-elle dans une de ces recherches pendant lesquelles nous fixons notre vue pour ne pas voir ? — Non, son regard voyait ; même il s’efforçait de mieux saisir, et puis, toute distinguée que fût cette aimable figure, elle n’avait rien qui annonçât le travail de la pensée. Dans ces contours pleins et arrondis, sous ce teint d’une blancheur transparente, sous ce front sans plis, à je ne sais quelle empreinte par les habitudes frivoles, qui remplissent d’ordinaire la vie de femmes, on reconnaissait l’absence des soucis intellectuels. Toutefois, de ce minutieux examen ressortait une autre révélation : sous les yeux, au coin de ces lèvres, si roses et si fraiches pourtant, çà et là, de légers sillons affirmaient que cette jolie créature n’avait pas été respectée par la souffrance.

L’objet que la jeune femme contemplait avec une ardeur de plus en plus vive, à mesure qu’une certitude semblait