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abandonné d’autres avant moi ; mais elle, elle avait été mon premier et mon seul grand amour.

À travers le temps qui fuyait, à travers les ténèbres qui enveloppaient presque une moitié de mes jours, elle restait à jamais au fond de mon âme ; lorsqu’on la nommait devant moi, je tressaillais ; si on l’attaquait, j’étais prêt à la défendre. Les éloges qu’on accordait à son génie faisaient parfois resplendir mon front d’orgueil. Elle semblait avoir renoncé aux conceptions fausses et outrées, et produisait chaque année des œuvres plus rares ; j’en étais heureux, et suivais son progrès avec la sollicitude que sent un père pour l’intelligence de son fils. C’est ainsi que peu à peu mon ressentiment s’était endormi pour ne plus laisser en moi que la mansuétude du souvenir ; je revoyais les jours heureux remonter sur les jours sombres et les éclairer de leurs rayons. Plein de clémence, je me disais : Est-ce sa faute si elle ne m’a pas mieux aimé ? Dans notre civilisation raffinée, l’amour complet est impossible entre deux êtres également intelligents, mais d’une organisation différente et possédant chacun les facultés de se combattre. Il faudrait pour que ces deux êtres s’entendissent toujours et restassent unis d’un amour inaltérable, qu’une éducation semblable les eût formés enfants, que les mêmes croyances, les mêmes habitudes de l’âme, et jusqu’aux façons extérieures fussent en eux identiques. C’est là ce qu’a bien compris Bernardin de Saint-Pierre, lorsqu’il a voulu peindre l’idéal de l’amour. Il a choisi deux enfants, nés, croirait-on,