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nous souper et fumer, plutôt ses amis que les miens ; non que les miens fussent des sages, mais ils avaient, même dans l’intimité, une raideur aristocratique fort ennuyeuse selon Antonia. Il est vrai que devant elle ils se souvenaient de son talent, qui leur imposait et contenait le laisser-aller de leur esprit ; ils avaient gardé en ceci la tradition des manières courtoises qui, sous l’ancien régime, aurait toujours empêché qu’on traitât Mme  de Sévigné, eût-elle eu des amants, comme on traitait une danseuse. Les amis d’Antonia se gênaient moins, ils la tutoyaient, elle leur en avait donné l’exemple, et moi, rattaché à elle par le côté grossier de la passion, je les laissais faire, peu soucieux de sa dignité. Je me sentis d’abord dans une atmosphère malsaine, mais je finis par me faire à cet air corrompu. Ironique, méprisant, je la traitais comme une maîtresse vulgaire ; l’idole était volontairement descendue de son piédestal, et je me raillais moi-même si j’étais tenté de l’y replacer. J’avais avec elle des manières tantôt dures, tantôt moqueuses, où se trahissait le bouleversement de mon âme. Lorsqu’elle me les reprochait avec douceur et simplicité, j’étais attendri, mais sitôt qu’elle le prenait sur le ton de la prédication et de l’emphase, j’éclatais en plaisanteries injurieuses ; elle eût pu me rappeler par une larme ou par une parole émue à ce qui restait encore de grand dans mon âme, et alors je serais tombé à ses pieds. Mais elle employait dans ces sortes de luttes un langage tellement en contradiction avec tous les actes de sa vie que j’en étais révolté.