Page:Colet - Lui, 1880.djvu/227

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 206 —

le sentiment du beau dont la possession lui échappe, l’éblouissement de la gloire dont il mesure le néant, en voilà assez pour composer l’écrasant fardeau qui incessamment broie son âme. Tu souffres, ô mon frère ! du mal de la pensée, et ce mal est incurable ; regarde ce vaisseau qui glisse sur la mer calme ; il file vers l’Orient et va saluer en passant ma Grèce bien-aimée. Les matelots qui le conduisent étaient tristes tantôt à l’heure des adieux ; on a même vu des larmes rouler sur leurs bruns visages ; mais les voilà en mer : le soleil brille, une brise favorable enfle leurs voiles ; la traversée sera bonne et rapide, pourquoi s’affliger ? Entends-tu résonner sur les vagues leurs refrains joyeux ? Ils chantent comme ils pleuraient ce matin, ils s’abandonnent naïfs à l’animalité de leurs sensations. Mais essaye, toi en qui l’esprit domine, de monter comme passager sur ce navire ; les cieux auront beau te sourire, et les flots te bercer, toujours, toujours, tu ressentiras le reflet de tes propres douleurs, répercutées à l’infini par les douleurs immémoriales de la terre ; souviens-toi de ces mots de Leibnitz : « L’âme du poëte est le miroir du monde. » Vis donc sans te plaindre et sans espérer guérir.

La voix mourut en moi ou autour de moi ; car je n’oserais jurer qu’elle ne m’eût pas réellement parlé.

J’entrai dans le cimetière des juifs, et je m’assis à l’ombre de quelques arbustes. En considérant ces tombes, que l’intolérance de la vieille Venise avait parquées hors de ses murs, je pensais au mépris et à la