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nos sentiments et nous-mêmes ? Est-ce que les baisers et les serments échangés par tous les êtres des générations qui nous ont précédés n’ont pas été dispersés ? Nous passons, nous passons, et le temps nous emporte. Mais dans le lointain perdu où notre âme se noie, sitôt qu’elle ressaisit l’étincelle de l’amour, elle s’y réchauffe et s’y éclaire. Prêts à mourir, nous remuons encore cette cendre brûlante ; c’est le suaire où nous voulons dormir, nous sentons qu’il contient tout ce qui fut notre vie.

Il continua :

— En aimant Antonia, je me sentais fier d’aimer. Elle était belle, et elle avait un esprit qui valait le mien. On croit de bon goût, dans notre temps de mœurs grossières, entre deux cigares et deux pots de bière, et au sortir des filles de joie, de médire et de se railler des femmes intelligentes. Byron a appelé bas-bleus quelques Anglaises pédantes ; le mot a passé en France et a servi aux mauvais plaisants des petits journaux. Moi-même je me suis moqué de quelques médiocres femmes auteurs. Mais sitôt qu’une femme est douée d’un génie naturel, c’est-à-dire involontaire et sacré, que ce génie se révèle par des œuvres ou seulement par la parole, ainsi que cela arrive chez la plupart des femmes d’esprit qui meurent en emportant leur secret, ce génie attire le poëte comme une parenté. Avec ces femmes seules, on goûte la double et complète volupté de l’âme et des sens.

C’est surtout après l’expérience des femmes du