Page:Colet - Lui, 1880.djvu/152

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 131 —

étaient des hommes de quelque valeur et d’assez bons écrivains, mais complètement vulgaires de figure, de langage et de maintien ; ils affectaient avec elle une familiarité qu’elle encourageait dans ses heures de laisser-aller et d’ennui, mais qui la révoltait parfois dans sa fierté et sa distinction natives. Elle avait eu pour aïeule une femme aux nobles manières, et elle savait prendre à volonté les allures du meilleur monde ; puis la politesse d’un homme lui paraissait toujours une déférence de cœur qui la touchait dans la vie tout à fait libre qu’elle menait.

En nous quittant, elle m’engagea à aller la voir. J’y courus dès le lendemain ; je sentais déjà que je l’aimais. Au bout de trois jours, nous étions l’un à l’autre. Jamais, jamais, je n’avais goûté l’amour si beau, si ardent, si entier. Je me sentais une exaltation, un délire, une joie d’enfant, une mollesse d’âme presque maternelle, mêlée d’une force de lion. J’avais des élans généreux et superbes, j’étreignais dans mes bras la création, j’étais vingt fois plus poëte qu’avant de la connaître ; sans doute cet amour immense reposait en moi ; elle n’en avait été que l’éclosion : c’était ma jeunesse qui débordait, mais le choc venait d’elle. Avant elle, aucune femme ne m’avait produit cet éblouissement et cette ivresse. Je lui dois d’avoir connu l’amour autrement qu’en rêve, et je l’en bénis. Je l’en bénis encore à travers le temps, je l’en bénis malgré les angoisses qui suivirent ! Qu’importe que l’amour se soit évanoui ; en a-t-il moins été ? Est-ce que tout ne meurt pas, et