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lier, son regard vif et hardi semblait redoubler d’intensité en s’échappant de l’œil unique dont s’éclairait son mâle visage. Il était l’auteur d’un drame échevelé, récemment joué avec succès sur un théâtre des boulevards, ce qui lui avait valu le surnom hyperbolique que lui donnait sérieusement Antonia.

Ce qui m’a toujours choqué dans cette femme de génie, c’est l’absence presque absolue du sens critique. Si irrévocablement, dit-on, elle finit par annihiler ses amants, il faut convenir qu’elle commence toujours par exalter outre mesure ses amis ! C’est ainsi que du nébuleux et chimérique Ledoux elle a voulu faire un Platon, d’un avocat à l’éloquence bornée un Mirabeau, et qu’elle a juché imprudemment au-dessus de Michel-Ange un de nos peintres modernes.

Lorsque Antonia entra dans le salon de la vieille marquise, tout le monde se leva pour la saluer et presque pour l’acclamer. J’étais très-émue en la regardant et je ne pus d’abord l’examiner de sang-froid. Ce qui me frappa dès que je l’aperçus, ce fut la beauté et la splendeur de son regard. Ses grands yeux sombres laissaient tomber comme une flamme intérieure, tout son visage s’en éclairait. Ses épais cheveux noirs se courbaient en bandeaux lisses sur son front, et coupés courts, s’enroulaient sur la nuque en deux gros anneaux ; le reste de son visage me parut assez disgracieux ; le nez était trop fort, les joues pendantes ; la bouche laissait voir des dents longues, le cou était prématurément rayé. Depuis quelques temps elle avait re-