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La civilisation

sur Voltaire, je ne cacherai pas qu’une plus haute aspiration peut nous être permise, et que, par un progrès d’émotivités ordonnées, nous pouvons opposer à la bruyante vanité des existences perdues, l’orgueil d’une vie dépensée dans l’heureuse fortune d’un éclair de conscience justifiant, au passage, un moment d’éternité.

S’accommoder à l’expérience du monde, c’est-à-dire à sa destinée, pour y apporter la collaboration d’un effort solitaire, voilà ce qui demande des ressources de sensibilité et de volonté au-dessus du commum. Selon les directions et les degrés de l’évolution personnelle, le sens de la vie s’en trouvera déterminé, conformément, ou contradictoirement, aux lois de l’univers, maîtresses de la fortune humaine. Élever l’homme ou le rabaisser à l’extrême, n’est d’aucun avantage, quand le problème est simplement, pour chacun, de vivre dans l’harmonie de ses activités organiques dont l’inconscience lui permet l’heureux émoi d’une sensation de « libre arbitre » génératrice de la personnalité.

Implanté dans les cerveaux de l’Asie, le fatalisme primitif ignore les formations évolutives d’une conscience dans le déterminisme profond de laquelle s’insère l’effort d’une personnalité. Avant et après le jour d’une connaissance généralisée, c’est dans cet élan de libération que l’empirisme imaginatif cherchera la solution de l’énigme humaine. D’où le roman de « l’âme », à mi-chemin de l’organisme et de l’entité, pour la mise en valeur d’inévitables discordances, dont nous exigeons le retour en d’éternelles félicités. « Nous n’accusons que nos maux », observe judicieusement Vauvenargues, comme si nous était dû le bien que nous pouvons forger, pour nous-mêmes, de notre propre activité. Qui aura le cœur assez haut pour s’honorer d’une destinée à laquelle sa fortune insigne est de collaborer, acceptera fièrement cette quasi « création de soi-même par laquelle il se substitue, en partie, à l’antique Divinité ». Il passera, comme les Dieux même de l’homme ont passé. Prêt pour la vie, prêt pour la mort, il se sera montré digne de vivre, et, par là même, aura pleinement vécu.

Sainte-Beuve regrette que Saint-Évremond et Ninon, dans la correspondance de leur vieillesse, n’aient point senti le besoin d’échanger quelques illusions. La remarque n’est pas sans saveur. Pourquoi cependant se seraient-ils attachés à cette pensée si, tous